Doublée d’un catalogue raisonné de l’œuvre peint, la copieuse monographie consacrée à Luca Signorelli retrace scrupuleusement les étapes de sa carrière, et le cheminement de son art singulier qui constitue un « avant-goût étrange » du Maniérisme.
Considérées par Vasari comme l’une des sources de Michel-Ange pour la chapelle Sixtine, les fresques peintes par Luca Signorelli (v. 1450-1523) pour la Cappella Nova, dans la cathédrale d’Orvieto, constituent le sommet incontestable de sa carrière, et certainement son œuvre la plus connue. Laurence Kanter, auteur de la monographie du peintre, en reconnaît le caractère éminent, même s’il ne place pas les différentes compositions sur le même plan. Réalisé entre 1499 et 1504, cet ensemble occulte un peu le reste de son travail, auquel une belle série de planches rend justice, alors que, pour l’une de ces fresques, la Résurrection de la chair, l’auteur note que « la composition, le canon de représentation et le répertoire des attitudes développent des schémas mis en place dès la première moitié de la carrière de Signorelli ». Par ailleurs, le cycle d’Orvieto, en certaines de ses parties, telles le Châtiment des damnés, pose les bases de sa manière tardive. Parallèlement au coloris qui se fait plus vif, plus saturé, le dessin devient plus anguleux, plus schématique. On le devine, et Laurence Kanter le soutient, l’art de Signorelli présente un « avant-goût étrange » des tendances picturales des années 1530-1550, et ses œuvres constituent des « exemples précurseurs du Maniérisme », plutôt que des « tentatives fatiguées émanant d’un maître provincial à l’orée de la vieillesse ».
Avant d’en venir à cette conclusion, l’auteur retrace scrupuleusement toutes les étapes de la carrière de Signorelli. Formé dans l’atelier de Piero della Francesca, ce natif de Cortone est certainement passé, comme tant d’autres maîtres (Léonard, Ghirlandaio, Botticelli), par la bottega de Verrocchio. Par la suite, il a été l’assistant de Pérugin pour deux de ses chefs-d’œuvre, Testament et mort de Moïse sur les parois de la chapelle Sixtine, et la Remise des clés à saint Pierre. Évoluant dans les cercles éminents de la culture toscane, il travaille pour Laurent le Magnifique, et cultive, dans des tableaux comme la Cour de Pan ou la Vierge Médicis, cette opacité, cet hermétisme propres à tout un courant de la peinture florentine. Mais il échappe bientôt à la tradition picturale dont il est issu. Dès ses premiers retables personnels, « Signorelli utilise la lumière non pour éclaircir l’ensemble de l’espace et unifier les éléments de la composition, à la manière d’un artiste florentin, mais pour accentuer l’abstraction, l’aspect artificiel, construit de ses représentations : à l’instar d’un photographe dans son studio, il isole et juxtapose les figures et les objets, conçus comme des unités parfaitement étudiées ».
En revanche, Signorelli ne renonce pas à la complexité iconographique. Certaines de ses peintures appellent un réel effort d’exégèse, et, de ce point de vue, les interprétations de Laurence Kanter restent bien timides. Si les jeunes éphèbes nus à l’arrière-plan d’Un homme âgé de Berlin ne constituent pas « un ajout décoratif », qu’est-ce qui explique leur présence dans ce portrait ? De la même manière, en restant au plus près des œuvres et des inflexions stylistiques, l’auteur néglige le contexte culturel et religieux dans lequel s’épanouit l’art singulier de Signorelli, tout comme sa fortune critique au XIXe et XXe siècles. À l’instar de ses figures isolées par le travail de la lumière et de la couleur, l’artiste apparaît étranger à son temps.
Laurence Kanter et Tom Henry, Luca Signorelli, éd. Hazan, 240 p., 524,70 F (79,99 €).
ISBN 2-85025-792-3.
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Drôle de manière
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°138 du 7 décembre 2001, avec le titre suivant : Drôle de manière