La crise économique internationale n’a pas épargné le 25e Salon international du meuble de Milan. Selon les prévisions
du Centre d’études Cosmit/Federlegno-Arredo, le chiffre d’affaires à la production de l’ameublement italien serait, pour l’année 2002, en baisse de 2,1 %.
Il n’empêche, c’est bien dans la capitale lombarde que le design de l’après-11 Septembre s’invente à coups de désenchantements furtifs et d’optimisme forcené.
MILAN - Drôle d’ambiance que celle du Salon international du meuble de Milan, qui s’est déroulé du 9 au 14 avril. Sur les façades de la capitale lombarde flottaient des dizaines de drapeaux arc-en-ciel frappés du mot “Pace” [paix], manière de rappeler que la guerre en Irak était encore réalité. Autre symbole d’un monde bouleversé : la tour Pirelli, “il Pirellone” comme l’appelle affectueusement les Milanais, plantée non loin de la gare centrale. Sur son flan est, à la hauteur du 26e étage, elle affiche toujours, malgré un rafistolage d’urgence, cette large blessure provoquée il y a tout juste un an par un petit avion venu s’y fracasser. À l’époque, l’incident avait réveillé les angoisses suscitées lors de l’attentat contre les tours jumelles du World Trade Center, à New York. Pas étonnant donc si cette figure architecturale hante encore les esprits, en particulier au palais de la Triennale. D’abord dans l’exposition consacrée à l’architecte et designer Gio Ponti, auteur justement, avec l’ingénieur Pier Luigi Nervi, du gratte-ciel Pirelli, en 1955. Ensuite et surtout, dans la présentation de “Tea & Coffee Towers”, vaste projet du fabricant italien Alessi, qui, sous la houlette d’Alessandro Mendini, a réuni vingt-deux architectes internationaux sur le thème du service à thé ou à café. Vingt ans après l’expérience “Tea & Coffee Piazza”, les services se sont cette fois métamorphosés en minipaysages bucoliques ou urbains, avec tasses et théières dans le rôle d’accident géographique ou de petites architectures. Histoire d’exorciser les démons, la présentation était cernée par sept maquettes-totems de tours de cent étages, déjà exposées, l’an passé, à la VIIe Biennale d’architecture de Venise.
Si, en 2002, le Salon n’avait évidemment pas eu le temps de digérer le choc du 11 Septembre, l’édition 2003, elle, s’en est chargée. Entre la Fiera “In” et plus de 250 manifestations “Off”, on passe allègrement d’un défaitisme cruel à un optimisme à tout rompre. Chez Cappellini, le siège S.O.S. – Sofa of Solitude – de Fabio Novembre se veut “un appel à l’aide contre l’incommunicabilité ambiante”. Dans ce cube noir en fibre de verre creusé d’un intérieur moelleux couleur or, on blottit sa solitude comme dans un cocon protecteur, en attendant des jours meilleurs. Protection encore avec la bergère Take a Line for a Walk d’Alfredo Häberli (Moroso), dotée de deux grandes “oreilles” qui isolent la tête du monde extérieur, voire cachette totale avec l’étagère Brosse de Inga Sempé (Edra), dont les rayons sont entièrement dissimulés par des poils synthétiques de brosse industrielle. À voir la quantité de chaises longues – Thor de Hannes Wettstein (Cassina), Woc de Pascal Bauer (Hoffmann), Marais de Paola Navone (Molteni)… –, on se demande si les RTT favorisent effectivement la détente ou bien si nous avons affaire à une société exténuée.
“Be Happy !”
Pourtant, à en croire l’éditeur Kartell, le bonheur n’est pas loin. Son stand, noyé dans un tourbillon de couleurs, le prophétise à l’envi : “Be Happy ! Dream on ! Enjoy it !” Déjà certains meubles jouent les inséparables, comme les deux fauteuils Au des Japonais Setsu et Shinobu Ito (Edra), sorte de “Barbapapas” en mousse habillés d’une couche bio-élastique.
La quête du Graal ne peut, semble-t-il, s’envisager sans une bonne dose de régression, dont l’emblème est assurément la poupée antistress Mogu, lancée par un fabricant nippon de billes de polystyrène. Résultat : des luminaires-sucettes, tels Diode de Marc Newson (Corian) et Angel de Ross Lovegrove (Luceplan), et des assises qui reconsidèrent le cheval à bascule à la lettre comme le siège Candore de Giovanni Levanti (Campeggi), ou de manière plus élaborée tel le fauteuil Rocker de Ron Arad (Magis).
Le plastique rigide est décidément présent en force, parfois avec excès. Le canapé Bubble de Philippe Starck (Kartell), qui, du haut de ses quatre ans, apparaît comme un ancêtre, a assurément fait des petits, notamment une multitude de fauteuils club. L’entreprise américaine Heller réédite Joe, le mythique siège-gant de base-ball dessiné, en 1970, par le trio De Pas/D’Urbino/Lomazzi en hommage au champion Joe DiMaggio. Mais la version plastique ne résonne malheureusement plus comme l’original, telle la balle frappant sèchement le cuir du gant.
Sur le podium 2003 des designers, Karim Rashid, déjà distingué l’an passé, est à nouveau ponctuel chez moult éditeurs (Magis, Serralunga, Danese, Felicerossi, Artemide, Offect...), mais il se fait cette année voler la vedette par le vétéran Enzo Mari (lire page 6). Autre personnalité remarquée : Konstantin Grcic avec, notamment, la banquette Osorom (Moroso), large pancake évidé en résine et fibre de verre, ou encore, l’expressionniste chaise Mars (ClassiCon), plus élégante que sa précédente Chair One (Magis).
Pour la première fois, la célèbre firme Muji s’exhibe à Milan. La “marque sans nom de marque” a manifesté un grand d’intérêt envers certains créateurs réputés (Enzo Mari, Sam Hecht, Jasper Morrison...), conviés à poser leurs marques sur les collections à venir. De son côté, la Royal Tichelaar Makkum – Manufacture royale de porcelaine des Pays-Bas – a, pour “Nothing New !”, proposé à trois compatriotes, Hella Jongerius, Jurgen Bey et Marcel Wanders, de réveiller les savoir-faire ancestraux de leurs modernes humeurs. Rien de neuf et pourtant, tout est nouveau, subtil, parfait. Reste une question primordiale : celle du choix. Dans une séduisante installation-manifeste baptisée “Your Choice”, le collectif batave Droog tente d’y répondre en décortiquant le processus mental qui anime l’acheteur au moment décisif du choix de la marque ou du produit.
Si le virtuose Ettore Sottsass nous éblouit, une fois encore, avec “Short Stories”, collection de quatorze vases-sculptures mixant céramique et verre de Murano, on ne peut, en revanche, s’empêcher de penser que la dernière expérimentation de Gaetano Pesce tourne cette fois au vinaigre : son énorme siège-muqueuse, La Smorfia, frise le mauvais goût. Illustration, sans doute, de la fumeuse théorie “du choc et de l’effroi” chère à Donald Rumsfeld.
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Design post-11 Septembre
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°170 du 2 mai 2003, avec le titre suivant : Design post-11 Septembre