Des musées sur mesure

Par Maureen Marozeau · Le Journal des Arts

Le 19 septembre 2012 - 1273 mots

Alors qu’ils ne collectionnaient que les tissus pour leur valeur patrimoniale ou artisanale, les musées ont récemment ouvert leurs portes à la mode. Le travail de conservation peut commencer.

Connaissez-vous le « Guggenheim 2 ? » Il ne s’agit ni d’un nouveau concept numérique, ni du nouvel avatar international de la Fondation Solomon R. Guggenheim, mais du surnom donné à la nouvelle boutique Armani sur la 5e avenue à New York City… En février 2009, le dernier flagship (vaisseau mère) de la marque italienne était inauguré sous les flashs et en compagnie des célébrités de rigueur par le maire de la ville, Michael Bloomberg en personne. Et l’architecture du plus célèbre édifice de Frank Lloyd Wright, situé à quelques blocks de là, était dans tous les esprits tant les architectes Massimiliano et Doriana Fuksas ont usé et abusé de rampes blanches et ondulées pour relier les quatre étages du concept store de luxe (1). Quoi de plus astucieux (ou pervers !) que de présenter un vêtement affublé d’une étiquette à la manière d’une œuvre d’art pour valoriser une clientèle et la convaincre d’acheter à un prix élevé un produit que sa matière première et son façonnage, aussi rares et sophistiqués soient-ils, ne justifient pas ? Le principe a été décrit par l’économiste Thorstein Veblen : plus un objet est cher, plus il est désirable et garant d’un certain statut social.

Face à ces efforts de mise en valeur muséale de produits relevant du quotidien, procédés qui brouillent les frontières entre art et commerce, rappelons que l’entrée de la mode dans la sphère des musées est relativement récente, spécialement en France. Si la collecte de textiles et d’étoffes précieuses, historiques, voire ethniques (broderies, dentelles, soieries, tenues d’apparat, tissus coptes…) s’inscrit de longue date dans la tradition muséale, il aura fallu attendre les années 1950 pour voir naître à Paris deux musées spécifiquement dévolus à la mode : le Musée Galliera, ancien « Musée du costume », qui dépend de la Ville de Paris, et le Musée de la mode, aujourd’hui rattaché aux Arts décoratifs sous la forme d’un département. Face au Victoria and Albert Museum, à Londres, qui, en écho au mouvement Arts & Crafts, a dès le XIXe siècle assimilé la mode à un art décoratif, la capitale de la mode aurait-elle fauté en tardant à reconnaître la « valeur artistique » de ses créations ? Pamela Golbin, conservatrice générale des collections de mode et de textile moderne et contemporain aux Arts décoratifs, justifie ce décalage par une différence de culture : « En France, la mode fait partie du quotidien, n’oublions pas qu’il s’agit d’une industrie. Alors que dans le monde anglo-saxon, les musées ne sont censés montrer que de l’art. » Ainsi la collection du Costume Institute au Metropolitan Museum of Art (Met) de New York est-elle née dans les années 1940 à partir d’un fonds de costumes de théâtre, avant de s’étoffer au fil des ans, notamment avec les dons de garde-robes de riches mécènes américaines. La primeur étant donnée à la pièce rare et chère. Aujourd’hui, les grandes collections mondiales se répartissent entre le V&A (env. 15 000 pièces, à partir du XVIIe), le Met (35 000 costumes et accessoires, à partir du XVe), Galliera (100 000 vêtements et accessoires, à partir du XVIIIe), Les Arts décoratifs (55 000 costumes et accessoires, à partir du XVIIe) et le Kyoto Costume Institute (collection privée japonaise, 12 000 pièces à partir du XVIIe).

Animées par la volonté de conserver et rendre hommage à cet art du quotidien, les collections françaises se démarquent de cette sacralisation du vêtement ou de l’accessoire de luxe. Cultivant tous deux des relations privilégiées avec couturiers, créateurs et collectionneurs, les deux musées sont complémentaires : Les Arts décoratifs s’intéresseraient au vêtement en tant que création pure, à replacer dans son contexte industriel, tandis que Galliera pencherait pour son historicisation, via une mise en parallèle avec des documents d’archives. Marie-Laure Gutton, en charge du département accessoires et du cabinet d’arts graphiques de Galliera, s’enthousiasme pour la multiplicité des domaines que touche l’étude de la mode – Histoire, sociologie, artisanat, arts décoratifs, ethnographie… Et ne peut s’empêcher de sourire devant des portraits peints datés de manière approximative alors qu’une simple étude du vêtement permettrait une datation précise. Sophie Grossiord, conservatrice générale à Galliera, rappelle qu’à l’instant où un vêtement entre dans le musée, aussi malmené et méprisé fût-il dans sa vie antérieure, il devient immédiatement une pièce de collection et n’est manipulé qu’à l’aide de gants de coton. Car en termes de conservation, le textile requiert la même délicatesse qu’une œuvre sur papier, et l’alternance entre sa durée d’exposition et celle de sa mise en réserves est identique – trois mois/trois ans. D’où l’impossibilité de créer des salles permanentes pour retracer l’histoire du costume. Le V&A a beau consacrer des moyens importants à cet effet, l’intégrité physique de sa collection en est fragilisé.

L’indispensable boutique de produits
Le travail des conservateurs se concentre donc sur l’élaboration d’expositions thématiques et monographiques, lesquelles demandent d’importants préparatifs scénographiques, incomparables avec un simple accrochage de tableaux. Comme l’explique Olivier Saillard, directeur de Galliera, au sujet de l’exposition « L’impressionnisme et la mode » au Musée d’Orsay, pour laquelle le musée est le prêteur principal : « [Parce qu’]elles ont épousé les formes de femmes de morphologie différentes, chacune des robes demande un “mannequinage” différent. Il faut minutieusement reconstituer la silhouette. » Un travail qui requiert des talents et une expertise avérée. « On ne s’improvise pas musée de la mode ! », renchérit Pamela Golbin. Cette analyse est partagée par Frédéric Chappey, directeur du Musée des Années 1930 à Boulogne-Billancourt (Hauts-de-Seine), qui souhaite élargir le champ d’études de l’institution, historiquement dévolu aux beaux-arts académiques. Le design industriel, l’orfèvrerie et la mode ont récemment fait leur entrée dans les salles du musée, par le biais de dépôts. Concernant la mode, un partenariat avec Galliera s’est imposé, en raison non seulement de la richesse de ses collections mais aussi du savoir-faire de ses équipes. Il suffit pour s’en convaincre d’apprécier la dextérité avec laquelle le bouffant et l’architecture très sophistiquée des manches du manteau du soir en taffetas de soie Lanvin ont été rendus dans les vitrines du musée boulonnais.
Historiquement, les différents musées de mode ont compté sur la générosité des maisons de couture, qui leur ont volontiers cédé leurs archives, faute de place et de personnel pour les gérer. Or, ces dernières années ont vu apparaître des musées de maisons de couture, à l’instar du Cristóbal Balenciaga Museoa à Getaria, au Pays basque espagnol (inauguré en mai 2011), qui, outre qu’ils centralisent les archives à partir desquelles les créateurs de la maison peuvent retrouver l’inspiration, proposent de retracer l’histoire de la marque. Le Gucci Museo à Florence (inauguré en septembre 2011), par exemple, mêle parcours permanent, espace contemporain accueillant les présentations de pièces de la collection Pinault, et l’indispensable boutique de produits haut de gamme de la marque.

Critères de conservation

Le regard institutionnel sur ces musées est mitigé : si l’on peut se réjouir de cette prise de conscience patrimoniale, voire regretter qu’un tel travail n’ait pas été fait auparavant, les critères de conservation n’y seraient pas aussi exigeants. Rappelons que les règles des grandes institutions sont strictes : une fois muséifié, un modèle n’est plus porté. En conservant elles-mêmes leurs archives, les maisons de couture se gardent la possibilité de faire porter leurs modèles vintage à des vedettes posant dans les magazines ou sur le tapis rouge, et d’entretenir l’idée de révérence envers une marque historique. Faut-il y voir une concurrence pour les institutions ? Pamela Golbin ne s’en inquiète pas : « Selon toute vraisemblance, dans une centaine d’années, le musée sera toujours là, mais qu’en sera-t-il de la marque ? »

(1) Rappelons qu’en 2000 les mêmes Armani et Guggenheim avaient essuyé de sévères critiques à l’occasion d’une exposition sur la « vision » du couturier sous la célèbre rotonde du musée.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°375 du 21 septembre 2012, avec le titre suivant : Des musées sur mesure

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