Entre échanges fructueux et liaisons troubles, l’arrivée de la mode dans le monde des musées est relativement récente. Dans un dossier spécial, le Journal des Arts se penche sur la place grandissante que tient la mode dans les musées, qu’il s’agisse d’institutions à part entière, de départements, ou d’expositions monographiques et thématiques, à l’exemple de « L’impressionnisme et la mode » au Musée d’Orsay.
Inaugurée en mars dernier, en même temps que le défilé automne-hiver Louis Vuitton, la clinquante exposition que Les Arts décoratifs, à Paris, consacrent à la maison de luxe et, simultanément, à son directeur artistique Marc Jacobs, pose d’emblée la question des frontières entre exposition scientifique et opération commerciale. Servi par une scénographie tape-à-l’œil, le parcours ne confronte jamais les deux personnalités, mais se dédouble en deux voies parallèles. Louis Vuitton occupe le rez-de-chaussée, Marc Jacobs, le premier étage, selon une mise en scène qui n’a rien à envier aux vitrines branchées des grands magasins, à l’image de ce mur rempli de sacs griffés et customisés par le créateur ou de ses modèles présentés sur des mannequins aux poses alanguies. Comment ne pas attribuer des visées commerciales à la présente démonstration, où sujet et mécène se confondent ? « La maison n’a aucun droit de regard sur le contenu scientifique de la manifestation », rétorque la commissaire Pamela Golbin, conservatrice au musée (à qui l’on doit, par ailleurs, d’excellentes expositions comme « Madeleine Vionnet » en 2009), qui déclare avoir voulu faire un parallèle entre les deux hommes et montrer comment ils ont écrit une page de l’histoire du luxe. Association de droit privé, Les Arts déco sont à la recherche constante de fonds pour financer leur programmation, qui est liée exclusivement au mécénat (lire le JdA no 354, 7 oct. 2011).
Aussi transparent soit-il sur son financement, l’événement « Louis Vuitton-Marc Jacobs » illustre les limites de cette dépendance.
Directeur du Musée Galliera-Musée de la mode de la Ville de Paris et ancien responsable des expositions de mode et de design aux Arts déco, Olivier Saillard admet que les budgets dont il dispose, bien que modestes, lui permettent d’aller démarcher les mécènes l’esprit serein. L’exposition « Cristóbal Balenciaga, collectionneur de modes », que le musée parisien (actuellement fermé pour travaux) présente jusqu’au 7 octobre aux Docks en Seine, à Paris, est un peu l’antithèse de la proposition spectaculaire des Arts décoratifs. À travers une scénographie sobre évoquant les réserves d’un musée et multipliant les approches, le parcours dévoile la collection de mode constituée par le couturier disparu en 1972. Le visiteur y découvre ses sources d’inspiration et des pièces historiques d’une grande élégance. La Ville de Paris ne s’est pourtant pas toujours montrée exemplaire sur le sujet, comme en témoigne, en 2010, l’exposition organisée au Musée Carnavalet sur les malles de voyage Louis Vuitton, véritable opération marketing dotée de moyens considérables par le mécène de l’opération, le groupe LVMH, propriétaire de la maison Vuitton. Une situation d’autant plus ambiguë que Christophe Girard, alors adjoint au Maire de Paris chargé de la culture, est également directeur de la stratégie mode de LVMH. Quant à Dock en Seine, la très prometteuse nouvelle « cité de la mode et du design » (p. 23) lancée par la Ville de Paris en bord de Seine, elle ne dispose, pour l’heure, pas plus de directeur que de projets scientifiques, et semblerait être surtout destinée à attirer commerces de luxe et événements mondains. La présence de la mode au musée ne pourrait-elle éviter ce genre d’écueil ?
Événements mondains
La confusion actuelle est moins à imputer au mécénat, pratique à laquelle les musées sont désormais rodés, qu’à la multiplication d’événements n’opérant pas de distinction entre le travail d’un musée et celui d’une maison de luxe, entre la présentation des collections et les expositions financées par les maisons elles-mêmes, au musée ou dans leur propre espace… Il y a quinze ans, on voyait peu d’expositions de mode ; aujourd’hui le phénomène a explosé, à tel point que chaque maison de luxe a organisé sa propre monographie. Hermès, Chanel, Dior se sont ainsi vu ouvrir les portes des musées ces dernières années, particulièrement en Chine et en Russie, deux des plus grands marchés de l’industrie du luxe. Ces expositions se soucient peu du contenu (parfois, elles sont même dépourvues de cartels) ; elles relèvent plus de l’étalage de produits, en lien direct avec l’actualité de la maison. Ainsi, l’exposition qui s’est déroulée en mars 2011 sur Chanel au Musée d’art contemporain de Shanghaï (« Culture Chanel ») correspondait à l’ouverture, un an auparavant, d’une nouvelle boutique dans la ville. Le traditionnel Musée des beaux-arts Pouchkine, à Moscou, s’est fait une spécialité de ce type de manifestation. Après Gabrielle Chanel en 2007, dont l’atmosphère était chargée d’effluves du parfum No 5, ce fut en 2011 au tour de la Maison Dior de recueillir les honneurs du musée moscovite. Les tableaux de Vincent Van Gogh et de Gustav Klimt exposés y servaient de faire-valoir aux robes luxueuses de la maison de mode, tandis qu’un chapitre entier était consacré aux célébrités ayant porté la marque. Se pose ici la question de la légitimité des expositions monographiques qui ont fleuri ces dernières années.
La France est, elle aussi, coutumière du mélange des genres. En mars 2010, l’Institut du monde arabe, à Paris, offrait ses cimaises à Leïla Menchari, responsable des vitrines du magasin Hermès installé rue du Faubourg-Saint-Honoré, pour une exposition au titre éloquent : « Orient-Hermès ». Même le Musée du quai Branly, champion de la location d’espaces, a entretenu le trouble cet été en accueillant sur sa terrasse le grand planétarium éphémère conçu pour présenter quelque 80 bijoux inspirés de la collection de joaillerie réalisée en 1932 par Coco Chanel, des pièces présentées à la Biennale des antiquaires (jusqu’au 23 septembre). Certes, il ne s’agit pas d’une exposition à proprement parler, mais la marque profite de l’image institutionnelle du musée… Et l’entrée au musée assure une communication qui vaut toutes les campagnes de publicité. Au Met Costume Institute, à New York, le gala d’inauguration de l’exposition mode de l’année fait partie des événements mondains à ne rater sous aucun prétexte : créateurs, actrices en vogue et autre VIP se prêtent au jeu du « red carpet », immortalisé ensuite dans les pages « people » des magazines. Le vernissage de la dernière exposition en date, consacrée à Elsa Schiaparelli (1890-1973) et Miuccia Prada (née en 1949), n’a pas dérogé à la règle. À quelques exceptions près (comme ici avec Prada), le Met s’est cependant fixé pour règle de ne pas s’ouvrir aux couturiers vivants. Ses expositions sont très appréciées du public : celle consacrée à Alexander McQueen en 2011 avait été prolongée à deux reprises, pour accueillir plus de 650 000 visiteurs.
Un public en demande
De manière générale, le public répond présent aux expositions de mode. L’année dernière, « Madame Grès », organisée par le Musée Galliera au Musée Bourdelle, a dépassé les 90 000 entrées, un chiffre nettement supérieur à la fréquentation annuelle du musée parisien. Pour Olivier Saillard, le succès tient plus au sujet en lui-même qu’à l’étiquette « exposition de mode ». Et de préciser : « Il ne s’agit pas de savoir si la mode est un art ou pas – ce que la présence au musée pourrait suggérer –, mais une chose est sûre : la mode est faite par des talents artistiques profonds. Le vêtement d’un auteur de mode peut se suffire à lui-même ; un vêtement d’[Azzedine] Alaïa [auquel le Musée Galliera va consacrer son exposition de réouverture] n’a quasiment pas besoin de scénographie. Il faut savoir être prudent pour réussir à capturer l’essence d’une création et réfléchir, construire autour, signifier les choses ; que l’industrie de la mode fasse son travail et les musées, le leur. Il reste beaucoup de choses à imaginer, autour de la notion du corps par exemple. Jusqu’à présent, les musées ne s’en sont pas préoccupés et le vêtement est le plus souvent abordé comme une relique . » En prenant le temps de la réflexion, la mode, les vêtements, les créateurs ont encore, semble-t-il, de belles perspectives dans les espaces du musée.
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Mode et musées : liaisons troubles
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Les Docks cherchent leurs marques
Légende Photo :
Scénographie de l’exposition Cristóbal Balenciaga, collectionneur de modes, à Docks en Seine. © Photo : Pierre Antoine.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°375 du 21 septembre 2012, avec le titre suivant : Mode et musées : liaisons troubles