En interrogeant les sources de l’abstraction, l’histoire de l’art revendique depuis une vingtaine d’années un “droit d’inventaire”? à l’égard de ce qui reste comme une des contributions majeures de la culture du XXe siècle. Mais derrière les images se joue un combat où se mêlent idéologie et économie, vision du monde et marché. Si elle paraît close, l’histoire des abstractions reste un sujet d’actualité.
L’abstraction constitue-t-elle encore un enjeu dans le domaine de la création artistique ? Dans le contexte d’une culture postmoderne, sa rhétorique semble aussi obsolète que son désir de jeter les fondements d’un monde nouveau. Révolution esthétique, l’abstraction s’est très vite identifiée au combat moderniste dont elle a incarné le langage privilégié. Avec les bouleversements liés à la Première Guerre mondiale – et, particulièrement, la révolution d’Octobre –, elle a lié son destin à celui du “Grand soir” promis. Plus d’un demi-siècle après, l’effritement des valeurs de gauche puis l’effondrement du communisme semblent avoir entraîné dans leur sillage une abstraction perçue par d’aucuns – de Gombrich à Jean Clair – comme le signe ultime d’une perte de l’humain. En peinture – dès les années 1950 –, comme avant cela en architecture avec l’avènement du Style international, cette mise en retrait a laissé le champ libre à une redéfinition de l’abstraction hors du champ politique. L’opération a été menée aux États-Unis dans un enchaînement, pour ainsi dire légitime, qui fit de New York le successeur, non seulement de Paris, mais aussi de Berlin et Moscou. Sous le pinceau d’artistes comme Pollock ou Rothko, ou la plume de critiques comme Greenberg, l’abstraction a cessé de constituer un problème en soi pour s’imposer comme le moyen d’expression moderne par excellence. Acquise sans plus être discutée, l’abstraction a largement infusé dans notre manière de percevoir le monde et de le formuler. Elle peut jouir désormais de son statut historique. Un marché se met en place tandis que l’histoire s’écrit.
Nécessité d’un retour aux sources
Enjeu politique et idéologique en même temps que bien culturel de premier plan pour la plupart des grands musées modernes, l’abstraction se définit à la fois comme un moment historique et un lieu rhétorique. Elle constitue le langage même des avant-gardes, en dépit d’une implantation problématique en France. Malgré Ernst ou Miró, André Breton la refuse sur le plan théorique tout en s’entourant personnellement d’œuvres qui ont largement rompu les amarres avec la représentation mimétique. L’abstraction reste l’expérience cruciale du XXe siècle : celle de la relativisation et de la remise en question des principes traditionnels de la représentation.
D’où la nécessité d’en interroger les sources, d’en analyser les fondements. Mais l’opération n’est pas dénuée de partis pris. Ainsi, lorsque Maurice Tuchman présente en 1986 au Los Angeles County Museum son exposition “The Spiritual in Art : Abstract Painting 1890-1985”, l’argument ésotérique favorise une relecture de l’histoire de la peinture abstraite. Celle-ci se dégage de la non-figuration et de son formalisme quintessencié pour s’ancrer, à la lumière de l’ésotérisme et de la pensée théosophique, dans la tradition héritée de la fin de siècle. Ainsi, la méthode iconologique permet à l’histoire de l’art de gommer comme un accident la mythologie des ruptures qui avait animé les avant-gardes historiques.
Formuler les sources de l’abstraction conduit par conséquent à en orienter la lecture. Celle-ci reste tributaire de l’orientation générale d’une culture – la nôtre – et de sa vision du monde. La question des origines se révèle donc essentielle. On pourra la déployer dans une perspective à long terme ou en chercher les enchaînements de causalité dans l’immédiateté des influences et des rencontres.
Les deux perspectives se répondent. La première prend ses racines dans la critique de la représentation que l’homme se fait de l’univers au sein duquel il s’inscrit. La seconde met davantage l’accent sur une situation circonscrite : la fin de siècle et la crise des valeurs que ce moment incarne. Dans le premier cas, il apparaît clairement que la notion d’abstraction relève d’un débat qui vise à dégager de l’expérience naturelle des principes mettant en cause ce que l’évidence vécue tendrait à prendre pour indiscutable. Le chemin parcouru par la science depuis le XVIe siècle, la remise en question des dogmes, la recherche de modes de pensée indépendants de toute croyance, l’inventaire systématique des connaissances, la découverte d’un monde invisible tant dans le registre de l’infiniment grand que de celui de l’infiniment petit ont conduit à interroger le principe même de représentation.
Monet ou la voie sensible
Dans ce registre, la peinture a occupé les avant-postes en ouvrant la voie avec l’impressionnisme à une représentation sensible du réel. Dans ce contexte, l’abandon du système perspectif né au Quattrocento au bénéfice d’une progression lumineuse qui peu à peu va ronger l’objet a constitué un moment décisif. Claude Monet en balise le chemin. D’abord en adhérant au spectacle de la nature dans sa dimension la plus éphémère, puis en recomposant en peintre cette fastueuse illusion pour qu’elle adhère à ce que sa peinture a révélé. Cessant d’arpenter la campagne pour se replier sur l’hortus conclusus de sa maison de Giverny et sur son bassin aux nymphéas, Monet va faire de la capacitation sensible de l’instant le support à la recomposition d’une durée singulière : celle de la peinture qui s’écoule au fil du geste. À travers les séries initiées dans les années 1880, comme dans le projet des “grandes décorations” qui l’occupe au début du XXe siècle, Monet a fait du temps le sujet même de la peinture, au détriment de la représentation mimétique d’un objet qui se résumerait à ce que Mallarmé qualifiera de “tracé nominal”.
Le poète a joué un rôle déterminant dans l’avènement de l’abstraction. D’abord en mettant en doute – au sens philosophique du terme – la valeur de représentation du langage. Avec Mallarmé, le mot cesse de se cantonner aux limites de la signification, nécessairement morte, qu’en livre le dictionnaire. Lorsqu’il dit “fleur”, le poète cesse de l’écrire. Il renonce à en limiter l’imaginaire au tracé de ses lettres pour laisser l’inflexion de la voie induire d’autres significations. “Je dis : une fleur ! et, hors de l’oubli où ma voix relègue aucun contour, en tant que quelque chose d’autre que les calices sus, musicalement se lève, idée même et suave, l’absente de tous les bouquets.” La suggestion estompe les contours des formes comme la technique de Monet ronge les silhouettes trop nettes de sa cathédrale de Rouen ou de ses meules au soleil. Avec Monet, l’objet se dissout dans un rythme coloré qui privilégie l’état sensible de la perception. Là où la perspective imposait au spectateur de se tenir hors du monde qu’il représente à travers une vision monoculaire fixe, Monet revendique un état de vérité : l’homme est dans le monde. Il vit au même rythme dans un mouvement permanent et infini du regard. Comme Mallarmé l’avait perçu chez Manet, la main est devenue un œil.
La recomposition d’un ordre spatial : de Cézanne à Seurat
Là où Monet tend à l’informel dans lequel l’objet s’abîme, Paul Cézanne recompose un ordre sans renoncer à faire de la sensation le mode privilégié d’appréhension du réel. La “petite sensation” du peintre est déduite du système perspectif. Mais celui-ci a délaissé l’équilibre propre à la lumière du nord. Soumise à la chaleur d’une Provence que les peintres commencent à découvrir au début des années 1890, la lumière a pris une intensité qui la conduit à s’identifier, non plus au blanc neutre, mais à la couleur pure. Dans ce contexte, la vibration lumineuse témoigne d’une autre aberration du système perspectif classique : la conviction qu’entre chaque objet se déploie un vide essentiel à la juste compréhension de toute chose. À travers sa peinture, Cézanne révèle que le vide n’est qu’une convention : entre les objets, la lumière s’anime dans un mouvement permanent qui est lui-même constitutif de l’objet. Celui-ci n’est qu’un événement lumineux. De là ce travail de “facettage”, qui sculpte moins l’objet en tant que tel qu’il ne l’évide du mouvement général de la lumière. Et Cézanne de donner aux choses une physionomie de plus en plus géométrique pour mieux souligner l’équilibre général d’un univers dans lequel chaque surface de lumière est solidaire des autres. “Faire du Poussin d’après nature” constitue bien chez Cézanne une exigence d’harmonie qui ne trahit pas l’expérience visuelle.
Cette aspiration va animer l’œuvre fulgurante de Georges Seurat. Loin d’être une résurgence de l’impressionnisme – un néo-impressionnisme –, son chromo-luminarisme entend donner à ce besoin d’harmonie un fondement scientifique, qui s’épuisera en formules décoratives que certains comme Henri van de Velde ou Edmond Cross entraîneront vers une non-figuration ornementale inspirée par la musique. Chez Seurat, le sens de l’abstraction se marque par le dépouillement. Ses marines l’exprimeront avec puissance en 1889-1890. Ravalées par le prisme, les couleurs se déploient dans une tonalité sourde qui situe chacune au seuil du blanc. Les lignes s’articulent en une architecture rigoureuse. Tout tend à une immuabilité qui déborde largement le prétexte scientiste du néo-impressionnisme pour faire de ces représentations une des formules les plus denses de la culture symboliste.
Abstraction et mémoire : Gauguin
Gauguin partage avec Seurat – qu’il honnit par ailleurs – le même besoin de ramener la peinture vers ce “centre mystérieux de la pensée” que l’impressionnisme aurait négligé. Il assigne ainsi à l’abstraction une signification et une fonction précise. Imprégné de néoplatonisme, Gauguin voit dans l’abstraction une méthode par laquelle le réel ne s’entend plus sur un plan strictement visuel, mais se déduit d’un processus complexe fondé sur la mémoire. Abstraire est un processus à travers lequel le peintre dégage la notion de réalité de toute inscription matérialiste pour la déployer méthodiquement dans l’espace des idées. L’abstraction s’impose comme un travail de purification par lequel la représentation se dégage de l’évidence pour cristalliser – d’où l’usage répété de la notion de synthétisme – une constellation de significations enchaînées. De la sensation à l’idée, le mouvement renvoie à nouveau à Mallarmé et à sa conscience de ne pouvoir éprouver les choses qu’à travers leur anéantissement même. Mystérieux, ce centre de la pensée se donne comme un “creux néant” à partir duquel le monde se recompose – par la mémoire – en même temps qu’il se constitue vierge et vivace – par la peinture. Philosophique, cette peinture assigne à la théorie un rôle nouveau. Cette dernière n’est pas seulement une explicitation systématique de ce que porte en elle l’image. Elle en constitue un élément à part entière qui prolonge sur le plan du principe ce que la peinture livre sur le plan sensible. Elle fait œuvre.
L’abstraction, une invention de la fin de siècle
La perspective symbolique qui s’ouvre avec Gauguin – et qu’on pourrait, par exemple, prolonger à travers l’œuvre de Marcel Proust – va trouver d’autres expressions dans cette nébuleuse internationale que représente le symbolisme. De Moreau à Klimt, du wagnérisme au renouveau des arts décoratifs, de la courbe fluide de l’Art nouveau du Belge Horta au rejet de l’ornement vécu comme crime par l’Autrichien Loos, le déni de la représentation mimétique se décline selon des modes variés en fonction des traditions nationales ou régionales, des sensibilités et du contexte.
En deçà d’une représentation qui reste dominée par la théâtralité, Moreau déploie une matière qui, peu à peu, va acquérir son autonomie jusqu’à se dégager du tracé. Jouant du thème de la Tentation de saint Antoine, le peintre va laisser la matière exprimer son désir inconscient. Chez Klimt, la même sensibilité à la vie des profondeurs transforme le détail ornemental, abstrait, en un monde de formes symboliques aux fortes références freudiennes. Chez Gallé encore, l’abstraction s’inscrit dans le mouvement des pâtes qui, dans la profondeur de ses matières, révèle une vie résistant à toute mise en forme, un sens rechignant à toute assignation. Ainsi, la culture fin de siècle tend à l’abstraction dans un mouvement qui, du "Je pense donc je suis" solaire de Descartes remonterait à son doute initial. Chez Redon comme chez Gauguin, la certitude de ce doute écarte les formules mimétiques empreintes d’académisme qui caractérisent une certaine production plus allégorique que symboliste.
C’est là que Kandinsky puisera la légitimité de sa recherche consignée dans Du Spirituel dans l’art. C’est là que l’abstraction a pris naissance.
L’expérience a d’abord été traumatisante. Au terme du processus entamé avec l’impressionnisme, les fauves – Braque en tête – constateront en 1906-1907 que l’objet s’abîme dans les flots de la couleur pure libérée. Kandinsky partira de là pour élargir la représentation à ce qu’il qualifie, en russe, d’abstraktia.
La réaction à cette menace de dilution conduira au cubisme qui jettera les fondements d’une non-figuration jusque-là inconnue. Le cubisme constitue ainsi le fondement du langage qui se met en place et qui, à partir de 1911, avec le futurisme, détermine la reconnaissance même de la culture d’avant-garde. À nouveau, la tentation de l’hermétisme – éprouvée par Picasso à Céret durant l’été 1910 – est vécue sur le mode de la perte alors qu’orphistes français, futuristes italiens, rayonnistes russes, vorticistes anglais et synchromistes américains, à l’image de Kupka et Picabia, s’en inspirent pour définir leur vision de l’abstraction. Mondrian et Malévitch renverseront cette vision négative pour tendre, pour le premier, à une forme quintessenciée et, pour le second, à un “sans-objet” originel conçu comme apparition mystique.
Le rejet de l’abstraction auquel conduisait le cubisme analytique ouvre une nouvelle voie : celle du synthétisme avec son formidable appel aux matières à travers collage et assemblage. Ce qui fit figure de retour au réel dans sa dimension tangible annonce de nouvelles expérimentations avec Tatline, Schwitters, Arp... L’abstraction apparaît ainsi comme une longue suite d’aventures qui ont largement imprégné notre vision de l’art. À charge désormais pour nous d’en interpréter le sens.
Du 5 novembre 2003 au 22 février 2004, Musée d’Orsay, 62 rue de Lille, 75007 Paris, tél. 01 40 49 48 14, tlj sauf lundi, du mardi au samedi 10h-18h, jeudi jusqu’à 21h45, dimanche 9h-18h. Cat. RMN, broché, 336 p., 380 ill., 45 euros environ.
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De Monet à Kandinski, aux origines de l’abstraction
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°179 du 24 octobre 2003, avec le titre suivant : De Monet à Kandinski, aux origines de l’abstraction