De l’importance des foires d’art dans l’économie des galeries

Malgré leur coût, les marchands ne peuvent pas s’en passer

Par Roxana Azimi · Le Journal des Arts

Le 26 septembre 2003 - 2046 mots

Bras armé des marchands face à la concurrence des ventes publiques, les foires d’art contemporain sont devenues incontournables. Leur sélection obéit à une stratégie variant selon la taille, l’emplacement et le champ d’action de la galerie. Lieux de sociabilité où se tissent les réseaux et s’amorce la renommée, les salons offrent aussi un apport parfois vital à leur chiffre d’affaires. Elles mettent toutefois à mal l’économie souvent fragile des jeunes galeries, lancées à corps perdu dans une course à la reconnaissance.

En un peu plus de dix ans, les foires se sont imposées comme autant de passages obligés où se tissent les réseaux et se précipitent les affaires. Face aux coûts exponentiels de ces salons, les galeries élaborent une stratégie de sélection. “On ne choisit pas une foire à la légère. On est des spécialistes”, explique sans détours le Genevois Pierre Huber. Après en avoir pratiqué un grand nombre, il n’en a retenu que trois pour cette année, Art Basel (Bâle), la FIAC (Paris) et ARCO (Madrid), selon des objectifs bien ciblés. Pour lui, Bâle est irrésistible. “Je n’y vais qu’avec des artistes qui ‘collent’ au marché, et non plus avec des jeunes. Mon investissement est important, autour de 100 000 euros. À ce prix-là, on doit être sûr de vendre. Je ne viens pas à Bâle pour faire 50 000 euros. Je pourrais parfaitement vendre dans ma galerie, mais on va à Bâle avec une machine à calculer dans la tête, on y est pour faire du chiffre”, poursuit le galeriste, dont les résultats sur la foire suisse varient en moyenne entre 500 000 euros et 2 millions d’euros. Selon les salons, le choix des artistes diffère, de même que le chiffre escompté. Pierre Huber présente à la FIAC des pièces n’excédant pas 50 000 euros : “Je viens à la FIAC sans stress. Je sais déjà à quels collectionneurs je vais vendre mes pièces. Je ne viens pas avec un Cindy Sherman qui coûte 200 000-300 000 dollars (179 000-268 500 euros), mais avec un Louise Lawler qui vaut 30 000-40 000 euros.” De même, sa prochaine participation à l’ARCO s’inscrit sous le signe de la peinture espagnole, dont le marché local est friand. Selon cette même logique, la galerie zurichoise Hauser & Wirth se rend dans chaque pays avec des pièces correspondant aux goûts et au pouvoir d’achat des collectionneurs du cru : Pipilotti Rist, Jason Rhoades, Anri Sala à Turin, Louise Bourgeois, Tony Smith, Paul McCarthy à New York. Représentante de Tapiès, Miró ou encore Chillida, la galerie Lelong (Paris) fait naturellement florès à l’ARCO. À la FIAC, elle opte pour des œuvres à prix modéré pour un résultat “au pire” de 300 000 euros. Les pièces de calibre élevé sont réservées à Bâle. Cette année, la galerie Lelong a vendu sur son stand bâlois quarante pièces dans une fourchette comprise entre 5 000 et 300 000 euros.

Une part importante du chiffre d’affaires
Les Français sont généralement prophètes en leur pays. Pour Nathalie Obadia (Paris), qui a vendu pour 250 000 euros l’an dernier à la FIAC – “une bonne année” –, la moyenne des ventes à l’Armory Show de New York ne tourne qu’autour de 100 000 euros. Daniel Templon (Paris) affiche des résultats approchant généralement 450 000 euros à Paris, alors que Bâle ou l’ARCO se révèlent plus imprévisibles. La FIAC permet aussi de reprendre contact avec la clientèle de province. Sauf exceptions, celle-ci ne se déplace que très rarement dans les galeries parisiennes et préfère acheter dans les foires, où le panel est plus large. “Pour nous, les foires les plus rentables sont les plus proches. La FIAC représente à elle seule entre 15 et 20 % de notre chiffre d’affaires annuel. À Berlin, on a fait en 1996 la meilleure foire de toute notre vie en vendant pour 500 000 francs, mais c’est l’exception”, remarque Brice Fauché, directeur de la galerie toulousaine Sollertis. Les foires locales cristallisent souvent des affaires en cours ou amorcent de futures transactions.
Les salons représentent une part importante du chiffre d’affaires de beaucoup de structures, 20 à 30 % pour celles situées dans les grandes métropoles, 60 % pour certaines enseignes de province, notamment Sollertis. La conjonction de la FIAC, Bâle et l’Armory Show représente les deux tiers du chiffre d’affaires du Marseillais Roger Pailhas. Ce montant est d’autant plus appréciable qu’il est obtenu dans un court laps de temps. “Je compte peu d’institutions dans ma clientèle. Lorsqu’on vend aux privés, les foires sont nécessaires. Cela me permet de pouvoir choisir de vivre à Marseille”, explique ce dernier. Autant que la foire elle-même, ses retombées ne sont pas négligeables. “La Foire de Bâle représente en premier niveau d’acquisition un quart de notre chiffre. Mais il y a des retombées. Une pièce de Juan Muñoz que je proposais pour 120 000 euros a été vue à Bâle, mais s’est vendue après”, souligne le galeriste. Difficile donc de tenir un bilan comptable précis, car les collectionneurs papillonnent d’un salon à un autre et se réservent des délais de réflexion entre chaque événement. En vertu d’un nouveau snobisme, certains amateurs préfèrent faire leurs emplettes sur une foire plutôt qu’en galerie. “J’ai finalement vendu sur Art Brussels une pièce de Gilles Barbier que je présentais à la FIAC l’an dernier. Mais le collectionneur l’avait déjà repérée sur mon stand à Paris”, rappelle le Parisien Georges-Philippe Vallois. Les chiffres d’affaires fluctuent au gré de l’évolution même des foires. Plus elles se replient sur un nationalisme, comme Cologne, plus elles se révèlent inintéressantes commercialement. Michel Durand-Dessert (Paris) qui, dans les années 1980, avait un rythme d’une dizaine de foires annuelles associé à une intensive politique d’expositions, se contente aujourd’hui d’Art Basel, Paris Photo et Art Paris. “C’est que les foires changent”, souligne le galeriste.

“On n’a pas les moyens de participer juste pour parader”
Un chiffre d’affaires a priori élevé ne rime pas nécessairement avec des bénéfices substantiels. L’investissement financier est important, particulièrement redoutable pour une galerie présentant de jeunes artistes à faible valeur ajoutée. “Celui qui vend une œuvre pour moins de 100 000 euros est perdant, estime Renos Xippas (Paris), qui a fait une coupe claire dans sa participation aux foires. Je ne peux pas amortir mes frais dans une foire car les œuvres que je propose ne sont pas assez chères, ne dépassant pas 30 000 euros. Il n’y a pas de grande rentabilité car il y a beaucoup de frais, de travail. Inversement, on néglige la mécanique quotidienne de la galerie. Même quand on pense être rentré dans nos frais, un simple calcul vous prouve le contraire. En 2002, à l’Armory Show de New York, j’avais dépensé 48 000 dollars en frais. J’ai vendu presque tout mon stand pour 130 000 dollars, mais avec les différents rabais et taxes, j’ai gagné
49 500 dollars. Déduction faite des coûts de stand et de déplacement, il ne me restait que 1 500 dollars. C’est ce que je gagne en une demi-heure à la galerie en vendant un dessin de Takis !”
Certaines foires ou sections de foire autorisent quelques pirouettes lucratives. Renos Xippas s’en tient cette année au secteur “Video Cube” de la FIAC, qui lui coûte la bagatelle de 5 000 euros pour diffuser un film qu’il pourrait vendre 8 fois à 12 000 euros. De même, il s’attache à Paris Photo, qui lui rapporte chaque année entre 20 000 et 30 000 euros nets. Spécialisée dans le créneau surréaliste, la Galerie 1900-2000 (Paris) tire son épingle du jeu en présentant une centaine d’œuvres à petit prix. Sur chacun de ses stands, elle négocie une moyenne de 50 à 100 œuvres dans des gammes de prix entre 1 000 et 100 000 euros à Bâle, entre 500 et 600 000 euros sur la FIAC, l’ARCO et Miart, la foire de Milan. “On est toujours bénéficiaire. Lorsqu’une foire ne l’est plus, on l’arrête. On n’a pas les moyens de participer juste pour parader”, lance Marcel Fleiss qui, après avoir testé un grand nombre de foires, en a conservé sept par an. Ces dernières représentent entre 50 et 70 % de son chiffre, Bâle à elle seule s’arrogeant 10 %. Pour une galerie d’art contemporain, grande est la tentation de puiser dans le second marché pour amortir les dépenses d’un stand. Une telle décision est à double tranchant. Les mandarins du comité de sélection de Bâle n’ont pas manqué de reprocher à Georges-Philippe Vallois de s’être un jour laissé tenter par une grande expansion orange de César.
La logique est donc imparable : plus les pièces présentées sont chères et la marge importante, plus la foire est rentable. Toutefois, plus une galerie est puissante, moins elle est tributaire des foires. Des poids lourds américains comme Larry Gagosian (New York-Los Angeles-Londres) ou Bill Acquavella (New York) n’adhèrent que depuis peu à ces grandes messes, et ce à doses homéopathiques. Les enseignes prestigieuses peinent d’ailleurs à choisir les pièces pour les manifestations. Une œuvre importante invendue sur une foire est “grillée”, comme en vente publique. “Ce qui se fait sur un salon est très relatif, car on essaye dans certaines foires d’apporter des pièces exceptionnelles qui pourraient se vendre autrement. C’est délicat de parler de grand succès commercial”, tempère Marc Payot, de la galerie Hauser & Wirth. Les transactions effectuées dans le cadre des salons ne représentent que 10 % des 12 millions d’euros de chiffre d’affaires de la galerie Lelong. Celle-ci n’en participe pas moins à cinq foires annuelles. “Nous sommes une galerie ancienne avec un fort réseau de clients. Le résultat des foires ne dépasse pas celui de nos cinq expositions annuelles en galerie, de l’ordre pour chacun de 10 % de notre chiffre. Mais nous faisons les foires car nous ne perdons jamais d’argent. On évite de laisser nos clients à la concurrence. Ces événements permettent peut-être aussi de gagner un peu de temps”, concède Jean Frémon, codirecteur de la galerie Lelong. Même écho chez le Londonien Leslie Waddington. Malgré son influence, le patriarche ne démord pas d’une moyenne annuelle de cinq à six salons. “J’ai une base de clientèle importante, mais les gens sont devenus paresseux. Il faut aussi montrer aux nouveaux collectionneurs qu’on existe encore. Et puis, je suis toujours bénéficiaire sur une foire”, déclare Leslie Waddington.

“Un mal nécessaire”
Sauf à être un poids lourd du marché, les foires se révèlent hasardeuses commercialement, mais inéluctables pour une reconnaissance. “Bâle, c’est prestigieux mais difficile. Il est de tradition de dire qu’on y vend bien, mais la moitié des stands ne fait pas ses frais. Pourtant, c’est incontournable”, assure Brice Fauché. “Lors de nos dernières participations, nous sommes rentrés dans nos frais à Bâle. En 2002, on a vendu pour 200 000 euros, notamment grâce à la pièce de Gilles Barbier qu’on proposait à 70 000 euros. En termes de bénéfice, il nous est resté 25 000 euros seulement. Mais, grâce à Bâle, Barbier est entré dans une grande collection. Les foires, c’est une prospection autant qu’une opération financière. Je suis trop petit pour m’en passer”, conclut Georges-Philippe Vallois. Les foires représentent entre 20 et 25 % de son chiffre d’affaires. Cette année a été un très bon cru pour la galerie malgré son absence de Bâle. Quant à Michel Rein (Paris), il avoue ne pas être tellement à l’aise avec les foires : “Je ne suis pas sûr que les petites galeries comme la nôtre soient les plus aptes à profiter de cette mondialisation. Mais on ne peut plus se passer du système tel qu’il existe. C’est un mal nécessaire. Les trois foires que nous faisons cette année – Bâle, FIAC, Cologne – nous coûtent cher. Elles viennent s’ajouter à la gestion d’une galerie. Mais on n’a pas le choix si on veut jouer dans la cour des grands. C’est un système meurtrier. Ça passe ou ça casse. D’ailleurs, les artistes veulent que nous participions aux foires.” Sauf que, une fois parvenus à maturité, ces mêmes artistes rechignent à concevoir des pièces spécialement pour les foires, préférant de loin les expositions dans les institutions.
Même décriés, les salons occupent une place inébranlable dans l’agenda et le bilan des galeries. Mais qui trop embrasse mal étreint. Les vétérans les plus boulimiques semblent l’avoir compris en réduisant leurs participations pour se concentrer davantage sur le travail en galerie.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°177 du 26 septembre 2003, avec le titre suivant : De l’importance des foires d’art dans l’économie des galeries

Tous les articles dans Actualités

Le Journal des Arts.fr

Inscription newsletter

Recevez quotidiennement l'essentiel de l'actualité de l'art et de son marché.

En kiosque