De la rigueur à la légèreté, la nature reprend ses droits dans la peinture

Peinture de genre et natures mortes prennent une importance nouvelle

Le Journal des Arts

Le 30 avril 1999 - 2174 mots

Bannissant l’austérité majestueuse du Grand Siècle, les riches amateurs semblent renaître à tous les plaisirs : ceux du luxe, du confort, de l’intimité et des divertissements. L’art pictural va tout naturellement refléter cet esprit nouveau. Dans un style aimable qui délaisse la rigueur et la pompe, la grâce et la légèreté vont s’épanouir tant dans le coloris que dans les thèmes.

Rêverie, sentiment, vie domestique et sensualité sont célébrés dans une peinture qui se veut avant tout décorative. Discrète mais présente, elle se réfugie sur les boiseries, les dessus-de-porte, les écrans de cheminée et les paravents. Gaie, vive, elle consacre le triomphe de la couleur sur le dessin par des teintes chaudes, lumineuses, et des matières suaves empruntées à Rubens, Véronèse ou Titien. Enfin, exotique, familiale ou libertine, elle relègue provisoirement dans l’ombre le grand genre, au profit d’exercices jugés mineurs, en particulier la scène de genre.

De Minerve à Vénus
Certes, la peinture d’histoire (religieuse ou mythologique) conserve la primauté dans la hiérarchie des genres établie au XVIIe siècle. Mais moins respectée dans la formation des peintres à l’Académie royale, elle en devient secondaire.

La foi reste vive et les nombreuses commandes d’images de dévotion l’attestent. Des artistes, tels que François Lemoyne, François de Troy ou Carle Van Loo sont souvent sollicités pour décorer églises et chapelles privées. Toutefois, le souci ornemental l’emporte. Bien que plus tardives, leurs œuvres confirment le style inauguré dès 1709 par Jouvenet, La Fosse et Coypel au plafond de la chapelle de Versailles. La touche fluide, les couleurs claires et contrastées, les figures élégantes aux drapés flottants et sinueux se libèrent de la rigueur classique de Le Brun, dont elles gardent cependant la noblesse. Seul Jean Restout, en peintre de la mysticité, s’avère un continuateur du siècle précédent. Dans une composition puissante et théâtrale, cassée par les obliques, La mort de sainte Scholastique (1730) prolonge le baroque du Bernin. Mais la sévérité de sa rhétorique le laisse en marge de ses contemporains.

S’intégrant mieux à un art d’intérieur, la mythologie est plus recherchée par les collectionneurs. Reflet de la sensibilité de son temps, elle s’imprègne de douceur de vivre. Moins moraliste que pastorale, plus sentimentale qu’héroïque, elle se fait volontiers galante. En témoigne L’Apothéose d’Hercule, dernier décor plafonnant dans le goût italien dont Lemoyne orne le Salon d’Hercule à Versailles en 1733. Nimbé de tons lumineux et décrit d’une facture onctueuse, ce n’est plus en guerrier victorieux qu’est représenté le héros. Dressé sur son char, il s’avance vers le repos mérité d’une union heureuse avec la douce Hébé.

Prétexte aux nudités et aux étreintes, la mythologie acquiert en voluptueux bien-être ce qu’elle perd en vertu. Ainsi, Hercule et Omphale, sujet traité par Lemoyne et son élève Boucher, marque la consécration de la femme et du cœur. Paré de la quenouille et du fuseau (attributs féminins), le demi-dieu cède enfin aux plaisirs domestiques et charnels comme un simple mortel.

Attaché à la femme comme au bonheur, François Boucher (1703-1770) manifeste des talents très divers : cartons de tapisserie, décors de porcelaine, portraits ou pastorales, autant de genres dans lesquels s’exprime sa virtuosité. En outre, il reste l’initiateur d’une peinture d’histoire se voulant plus lascive. Il revisite les thèmes olympiens récurrents pour mieux mettre en valeur, ici la grâce alanguie de Vénus (Les forges de Vulcain, 1757), là les courbes dénudées de Diane au bain (1742). Son sens de la composition souple et sinueuse, son coloris éclatant s’allient à l’élégance du dessin pour traduire au plus juste la perfection des nus et des carnations.

Au concours de 1747, organisé par les Bâtiments du roi afin de stimuler le grand genre trop délaissé par le courant rocaille, Boucher présente L’Enlèvement d’Europe. Qu’on ne s’y trompe pas : le peintre reste fidèle à sa passion. Bien que respectant les règles du genre (sujet, grand format, péripéties, composition rigoureuse), il en détourne l’esprit. Concentrant les effets de lumière et de couleurs sur Europe, c’est au corps féminin qu’il veut avant tout rendre hommage.

La même sensualité amoureuse préside aux décors de boiserie. Dans des tons harmonieux, c’est Cupidon endormi éclairé par Psyché que peint Charles Natoire à l’Hôtel de Soubise et non plus des victoires militaires. Assurément, Vénus a pour un temps triomphé de Minerve...

Vérité et représentation
Le portrait, quant à lui, connaît un succès considérable auprès d’une société qui “se complaît en elle-même”. Traduire le rang social du modèle reste une constante. Le peintre se doit de lui offrir une effigie flatteuse. Mais au-delà du seul souci de saisir la vie et la condition du personnage, l’artiste veut en transcrire la vérité psychologique.

À la charnière du siècle, Hyacinthe Rigaud (1659-1743) et Nicolas de Largillierre (1656-1746) inaugurent une formule de portraits d’apparat qui sera reprise, quoique modifiée, par leurs successeurs. Faste, majesté, pose de trois quarts, splendeur des accessoires caractérisent le Portrait de Louis XIV peint par Rigaud en 1701. Unanimement admiré, son style grandiose et ostentatoire en fait le véritable emblème de la monarchie absolue incarnant la France.

Le genre va s’assouplir. Les draperies ondoyantes, la pose moins rigide et le jeu de jambes plus discret donnent du naturel aux portraits de Louis XV. Largillierre ajoute au réalisme de ses effigies un sentiment de liberté. Souvent représentées en extérieur dans une atmosphère détendue et aimable, elles préfigurent par leur charme bucolique la peinture savoureuse de Gainsborough.

Peintre de la grâce, attentif à la vivacité de ses modèles, Jean-Marc Nattier (1685-1766) les peint volontiers en costumes allégoriques, telle Madame de Caumartin qu’il déguise en Hébé, déesse de la jeunesse. Simple et direct, il sait nuancer la ressemblance de douceur et de mélancolie, annonçant la sensibilité des œuvres d’Élisabeth Vigée-Lebrun.

Son gendre Louis Tocqué (1696-1772) se montre plus formel, plus dur dans la touche et les contours dans le portrait de Marie Leczinska qu’il réalise en 1740. Cependant, par l’inclinaison de son visage, sa pose empruntée et son pâle sourire, l’auteur nous révèle la timidité de la reine.

Pour mieux traduire la personnalité de leurs commanditaires, certains peintres adoptent la technique du pastel, remise à la mode par le séjour parisien de Rosalba Carriera. Perronneau, Chardin, Liotard s’y exercent avec talent. Mais Quentin de La Tour (1704-1788) en reste le plus illustre représentant. À travers ses portraits de Madame de Pompadour ou de Madame Rougeau, le pastelliste pousse la recherche analytique jusqu’à saisir sur le vif l’expression passagère de ses modèles. Cynique, provocateur, il se plaisait à dire qu’il descendait “au fond d’eux-mêmes à leur insu”, afin de les “rapporter tout entiers dans la nudité de leur esprit”. Sa clientèle prestigieuse attendait-elle autant de vérité ?

Le beau réel de la nature
La nature morte et la scène de genre, arts mineurs dédaignés par l’Académie, connaissent leur apothéose à cette époque. Le changement de goût des amateurs n’y est pas étranger. Lassés d’une peinture vertueuse, ils enrichissent leurs collections de tableaux nordiques, source d’inspiration que les artistes français intègrent à leur art. Leurs œuvres, à l’aspect charmant et ornemental, s’insèrent gracieusement dans le décor intérieur.

Les tendances traditionnelles du XVIIe siècle se prolongent dans les natures mortes de Desportes (1661-1743). Elles restent empreintes de solennité et de préciosité, tant dans le rendu précis des matières que dans les fonds de paysage (Nature morte aux pêches, 1730). De même, la manière d’Oudry (1686-1755), son héritier, trahit-elle surtout une volonté décorative : les animaux et le buffet du Loup mort se groupent avec élégance au sein d’une nature très civilisée.

Ses toiles sont loin d’atteindre le naturel et la gravité de celles de Chardin (1699-1779), qui a beaucoup contribué au succès et au renouvellement du genre. “On se sert des couleurs mais on peint avec le sentiment”, a-t-il dit. Et c’est en effet l’émotion intense émanant de ses tableaux qui le distingue de ses contemporains. Peintre de la vie silencieuse, du temps suspendu, il fut très apprécié de Diderot, troublé par ses “compositions muettes... où l’air circule entre les objets”. La Brioche nous en offre un exemple : dans cette composition très étudiée, basée sur les formes et les couleurs, il donne noblesse et force aux choses les plus familières. L’Académie a su le reconnaître, qui l’agrée et le reçoit le même jour – fait rarissime – pour La Raie et Le Buffet, chefs-d’œuvre d’illusion et de réalisme. Le “beau réel de la nature” s’est imposé.

Pourtant, dès 1733, le peintre se tourne vers la scène de genre. Il se fait dès lors l’interprète d’une bourgeoisie discrète, sans éclat. Il en décrit patiemment les intérieurs sobres, les activités prosaïques, les objets les plus humbles. Par un style calme et harmonieux, il saisit avec le même bonheur, dans La Toilette du matin, le geste tendre d’une mère coiffant sa fille et le regard que celle-ci glisse vaniteusement au miroir. Il peut être parfois plus moralisateur. Dans une composition fermée où la lumière et le coloris structurent l’espace, il nous fait pénétrer avec Le Bénédicité dans l’intimité édifiante et paisible d’une famille en prière. Poète de la maison, il aime aussi représenter le monde de l’enfance, posant sur elle un regard neuf, annonciateur de Rousseau (L’Enfant au toton, Le Jeune homme au violon).

Un monde enchanté
Le siècle s’ouvre avec Watteau (1684-1721). Lyrisme et élégance y pénètrent à sa suite. Reçu en 1717 à l’Académie grâce à  L’Embarquement pour Cythère, il crée un genre nouveau, la fête galante, écho de divertissements champêtres apparus dès la fin du XVIIe siècle. Ses compositions en éventail mettent en scène théâtralement des figures énigmatiques, liées par les gestes et les regards. Réunies par la musique, la danse ou l’entretien amoureux, elles évoluent doucement et comme indécises, au seuil d’une nature irréelle à l’atmosphère vaporeuse. Brossé rapidement, un an avant sa mort, pour servir d’enseigne à la boutique d’un marchand de tableaux, L’Enseigne de Gersaint reprend le thème sous-jacent des sentiments, dans une des plus poétiques évocations de la vie élégante du XVIIIe siècle. Son succès dépasse sa courte vie. Son œuvre, qui a “l’enchantement mélancolique d’une phrase de Mozart” survivra, mais appauvrie, dans les toiles de Lancret et Pater.

Galanterie et libertinage
Certains thèmes de la vie quotidienne offrent aux peintres le prétexte à des scènes plus libertines. De La Toilette intime de Watteau aux alcôves friponnes de Fragonard, les corps se dévoilent à l’envi. Boucher conserve  la vivacité de son trait pour magnifier les nus féminins dans des pastorales dont il codifie le genre. Une nature idéalisée et complice accueille les amours bucoliques du Pasteur galant et d’une bergère peu farouche. À ces tendres ébats font écho  des objets (cage d’oiseaux, pomme croquée, fleurs flétries) dont la connotation sexuelle n’échappe pas aux amateurs. Sur le mode exotique, L’Odalisque brune confirme les parfaites connaissances anatomiques de l’artiste. Mais Diderot, très prude, ne s’y est pas trompé qui reproche à cette “femme toute nue” d’inviter au plaisir “par l’attitude la plus commode... ou du moins la plus avantageuse”. Ingres saura s’en souvenir. L’œuvre de Fragonard, son talentueux élève, se fait plus audacieuse. De son pinceau naissent les tableaux les plus effrontés de son siècle. De petit format, peints à grandes touches brillantes et rapides, ils sont très prisés des collectionneurs car riches en allusions aussi érotiques que ludiques. Bien qu’il ait travaillé sous Louis XVI, il est tentant de voir dans ce peintre la dernière étincelle de lascivité spirituelle et de frivolité du courant rocaille, dont il marque l’apogée autant que le déclin. Du reste, Madame du Barry ne lui renvoie-t-elle pas ces chefs-d’œuvre décoratifs que sont Les Progrès de l’amour, leur préférant la série épurée, voire glacée de Vien, précurseur du Néoclassicisme ?

A voir

- Château de Versailles, tél. 01 30 84 74 00, tlj sauf lundi 9h-17h30. - Musée du Louvre, tél. 01 40 20 50 50, tlj sauf mardi 9h-18h, lun. et mer. 9h-21h45. - Musée Carnavalet, 23 rue de Sévigné, tél. 01 42 72 21 13, tlj sauf lundi et jf 10h-17h40. - Musée de l’Histoire de France, Hôtel de Soubise, 60 rue des Francs-Bourgeois, 75003 Paris, tél. 01 40 27 60 96, tlj sauf mardi et jf 12h-17h45, sam. et dim. 13h45-17h45. - Musée Jacquemart-André, 158, boulevard Haussmann, 75008 Paris, tél. 01 42 89 04 91, tlj 10h-18h. - Musée Antoine Lécuyer, 28, rue Antoine-Lécuyer, 02100 Saint-Quentin, tél. 03 23 64 06 66, tlj sauf mardi 10h-12h, 14h-17h, sam. 10h-12h, 14h-18h, dim. 14h-18h - Musée national de céramique, place de la Manufacture nationale, 92310 Sèvres, tél. 01 41 14 04 20, tlf sauf mardi et certains jf 10h-17h. - Musée des beaux-arts de Tours, 18, place François Sicard, 37000 Tours, tél 02 47 05 68 73, tlj sauf mardi et certains jf, 9h-12h45, 14h-18h. - Musée des arts décoratifs de Strasbourg, 2, place du Château, 67000 Strasbourg, tél. 03 88 52 50 00, tlj sauf mardi et certains jf 10h-12h et 13h30-18h, dim. 10h-17h. - Musée des arts décoratifs de Bordeaux, 39, rue Bouffard, 33000 Bordeaux, tél. 05 56 10 15 62, tlj sauf mardi et jf 14h-18h. - Wallace Collection, Hertford House, Manchester Sq, Londres, tél. 44 171 935 0687. - Waddesdon Manor, Waddesdon, Buckinghamshire, tél. 44 239 665 1211.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°82 du 30 avril 1999, avec le titre suivant : De la rigueur à la légèreté, la nature reprend ses droits dans la peinture

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