Professeur de philosophie à l’université Columbia, Arthur C. Danto a publié After the end of art, traduit en français en 1996 (Après la fin de l’art, éditions du Seuil). Il revient dans nos colonnes sur cette notion de “fin de l’art”? et éclaircit, quelques années après, son point de vue.
L’événement artistique le plus important de ma vie est ce que j’ai décrit, avec une certaine emphase, comme étant “la fin de l’art”. De toute évidence, je ne voulais pas dire que la création artistique s’était arrêtée – il semblerait même qu’on ait produit plus d’œuvres d’art, plus variées encore, au cours de la période “posthistorique”, que jamais auparavant. “La fin de l’art” signifie en fait que, à travers plusieurs révolutions conceptuelles qui ont eu lieu surtout dans les années 1960 – avec le Pop, Fluxus, le Minimalisme, l’art conceptuel – il n’y a plus de contraintes concernant la forme que doit revêtir une œuvre d’art. Les œuvres d’art peuvent prendre toutes les formes qu’elles veulent. Elles peuvent, par exemple, ressembler à des objets parfaitement ordinaires, la question intéressante étant toujours la même : qu’est-ce qui en fait des œuvres d’art si elles ressemblent à de simples boîtes, ou à des morceaux de bois ou de feutre, ou à des plaques de gazon ou encore à des piles de détritus de toutes sortes ? Cela implique que la définition de l’art s’est transformée et s’applique plus que jamais à identifier un objet comme étant de l’art, ce qui, par voie de conséquence, signifie qu’aujourd’hui, la philosophie de l’art est intrinsèquement liée à l’art, plutôt qu’à une représentation externe d’une activité qui pourrait très bien se passer d’elle. Les philosophes aimaient à avancer que l’art est indéfinissable, mais que cela n’avait pas d’importance puisque nous pouvions très bien nous passer de définition. Ce point de vue était particulièrement séduisant pour les artistes, surtout pour les peintres, qui n’avaient pas besoin de définition puisqu’ils “savaient” reconnaître une œuvre d’art lorsqu’ils en voyaient une. Aussi bien les philosophes que les peintres n’étaient pas préparés aux bouleversements des années 1960 et 1970. La vie, sous une certaine forme, prend fin lorsqu’elle ne peut plus se poursuivre sans que le miroir de la conscience philosophique ne lui renvoie son reflet. Si rien ne détermine ce à quoi les œuvres d’art doivent ressembler, alors rien ne peut être associé à l’essence de l’art qui traite de l’apparence des choses. Ainsi, l’esthétique disparaît de la définition par défaut. Cela ne signifie pas que la notion de beauté perd de sa pertinence. Elle perd simplement le lien nécessaire qui la reliait à l’art et dont, comme nous avions l’habitude de le penser, elle avait toute jouissance. La beauté étant pour les hommes d’une telle importance, les artistes sont toujours libres de s’y intéresser. Mais ils sont tout aussi libres de s’intéresser au dégoût, à l’”abject”, pour reprendre un terme très à la mode, si le résultat artistique qu’ils recherchent le demande. “La fin de l’art” signifie un parfait état de pluralisme, dans lequel les artistes sont libres d’exprimer leurs pensées par tous les moyens dont ils disposent. Aujourd’hui, être un artiste revient à philosopher avec des moyens visuels. Il n’y a plus de contrainte de support ou de technique : vieux journaux, viande, vêtements usagés, photos trouvées, pneus usés, jouets abîmés, fioles de gaz inertes, bouse d’éléphant. Les impératifs de pureté qui définissaient la phase finale du modernisme ne sont plus pertinents, aujourd’hui, pour la pratique artistique et la sensibilité critique. La critique d’art en particulier ne peut plus considérer quoi que ce soit comme acquis. Quel que soit le sujet qu’un critique doit traiter, il doit le faire avec ses propres termes. Le critique a pour tâche d’expliquer au mieux ce qui est, et d’user de toutes les aides possibles pour arriver à une interprétation intelligible. C’est une recherche qui peut demander beaucoup de temps, mais c’est le paradigme de l’expérience que doit procurer l’art aujourd’hui : tout le monde est invité à se poser en critique et doit apprendre à isoler la pensée incarnée par l’œuvre. Le critique professionnel s’en fait l’agent pour ses lecteurs, leur procurant tout ce dont ils ont besoin pour comprendre l’art. Partant de là, l’artiste lui-même a besoin du critique, pour mieux comprendre ce qu’il a produit. La critique est affaire de collaboration, tout comme l’art l’est intrinsèquement. Une fois que l’on a reconnu que l’œuvre d’art existe visuellement grâce à l’utilisation de matériaux appropriés, quels qu’ils soient, la critique consiste à faire prendre conscience de l’esprit et de l’existence visuelle de l’œuvre. Dans sa Théorie esthétique, ouvrage inachevé, Theodor Adorno écrivait : “Il va de soi que tout ce qui concerne l’art ne va plus de soi, ni sa vie intérieure, ni même son droit à exister.” Pour lui, c’était un cri de désespoir culturel. Et force est de reconnaître que c’est lui qui a le premier pressenti les transformations qui, plus tard, devaient devenir “La fin de l’art”. Le désespoir de Theodor Adorno était fondé sur un modèle d’art et de société qui n’était plus en phase avec la réalité émergeante et correspondait davantage au modèle qui était celui de Ruskin au XIXe siècle. La critique culturelle, tout comme la critique d’art, ne peut rien considérer comme allant de soi. Pour le meilleur ou pour le pire, l’art qui a émergé incarne presque parfaitement la culture dans laquelle nous devons vivre. Et si l’on veut avoir un peu de prise sur la culture, le mieux est de commencer par l’art, tellement différent de celui de toutes les autres cultures qui ont précédé, et d’expliquer, du mieux que nous pouvons, où nous en sommes aujourd’hui. “La fin de l’art” signalait qu’une nouvelle réalité culturelle avait commencé.
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De la fin de l’art
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°152 du 28 juin 2002, avec le titre suivant : De la fin de l’art