Société

Christine Macel : « Les objets racontent quelque chose du plus profond de notre vie quotidienne »

Par Christine Coste · L'ŒIL

Le 21 octobre 2024 - 1323 mots

Au sens moderne, la notion d’intime est apparue récemment en France. Dans l’exposition « L’intime, de la chambre aux réseaux sociaux », au Musée des arts décoratifs, la commissaire générale, Christine Macel, raconte son évolution depuis le XVIIIe siècle.

Pourquoi avoir choisi d’explorer le thème de l’intime ?

Pour deux raisons. La première est relative aux évolutions que j’ai suivies à travers l’art contemporain et mes lectures d’études sociologiques depuis les années 1990. Avec le constat que c’est le domaine de la vie quotidienne qui a subi le plus de transformations, parfois problématiques, que ce soit l’exposition de soi, le piratage des données personnelles, la surveillance… Autrement dit, tout ce qui a modifié les frontières du privé et du public. L’autre raison est mon souhait de thématiser l’approche des objets d’art décoratif et de design pour les rendre vivants dans leur contexte culturel et sociologique, et au-delà des styles et des matières.

Quand cette notion de l’intime apparaît-elle et comment évolue-t-elle ?

L’intime sans le « e » à la fin est un adjectif utilisé au Moyen Âge qui désigne simplement une relation, par exemple, amicale. Le terme commence à être utilisé au XVIIIe siècle alors que la distinction entre vie privée et vie publique n’est pas encore opérée. L’aristocratie vit alors essentiellement dans la représentation autour du roi. L’être social et mondain est primordial. Pour les classes populaires, la promiscuité est de mise tandis que la notion ultérieure de pudeur n’est pas aussi affirmée qu’elle le sera au XIXe siècle. C’est avec l’avènement d’une classe bourgeoise et du capitalisme séparant la vie familiale où la femme est maîtresse, de la vie professionnelle, domaine de l’homme, que la notion d’intime et les revendications en ce sens s’affirment. La chambre maritale, la chambre conjugale, est un concept très XIXe, qui n’était pas diffusé au XVIIIe, chez les aristocrates où chacun dormait dans sa chambre. Elle s’impose vraiment dans les années 1840, la chambre d’enfant ou d’adolescent apparaissant plus tardivement. La chambre est alors associée au féminin par les peintres, au premier chef ceux du mouvement nabi comme Édouard Vuillard, dans laquelle le corps de la femme se confond même avec le décor intérieur. Jusqu’au début du XXe siècle au moins, la chambre relève de l’espace des femmes représentées le plus souvent à la fenêtre tandis que l’espace public constitue l’apanage des hommes. Dans les classes populaires, où tout le monde dort souvent dans la même pièce, les revendications pour plus d’intimité, de disposer d’une chambre par exemple, s’affirment progressivement vers 1880. Cela prend néanmoins du temps pour qu’elles puissent accéder à cette intimité. La généralisation de la salle de bains a été elle-même très tardive ; elle ne se fait qu’à partir des années 1950. Avant la Seconde Guerre mondiale, il y a encore des brocs de toilette pour se laver. Le XXe siècle a été le siècle de l’introspection, de la psychanalyse, du culte du corps, de l’individualisme, voire du narcissisme.

Quels sont les objets, faits ou actes, marqueurs des débuts de l’intimité ?

Le bourdaloue par exemple ainsi nommé au XVIIIe siècle, d’après le nom du prêtre Louis Bourdaloue dont les prêches étaient sans fin. Ce sont des petits pots en faïence richement décorée, extrêmement beaux, que l’on prendrait aujourd’hui pour une jolie soupière, et que les femmes utilisaient pour uriner en public tout en continuant à discuter ou écouter la messe. Elles le plaçaient sous leur robe grâce à leurs larges culottes fendues. L’apparition des toilettes publiques a définitivement remisé cet objet qui révèle également combien les choses du corps et les commodités étaient alors considérées plus naturelles et moins cachées qu’elles ne le sont aujourd’hui alors qu’on pense être « libéré ». Aujourd’hui, ce serait impossible d’uriner en public tout en écoutant la messe ! Autre exemple : la baignoire. Avant l’invention de la salle de bains, à la fin du XIXe siècle, grâce à des avancées techniques qui permettent d’avoir de l’eau à tous les étages, la baignoire en zinc ou en tôle est transportée d’une pièce à l’autre, elle n’a pas de destination finale. C’est un objet qui montre que se laver n’entraîne pas forcément une intimité ni la nécessité d’en disposer d’une comme celle qu’induit aujourd’hui la salle de bains. Quand on regarde par ailleurs la toilette des femmes avant le XIXe siècle, du moins celles appartenant à l’aristocratie, ce sont les servantes qui lavaient les parties intimes de ces dernières. On n’avait pas du tout alors le même rapport au corps, aux excréments. La pudeur est devenue de plus en plus prégnante au XIXe siècle. Tout ce qui sort du corps, que ce soit sexuel, ou lié aux excréments, aux odeurs, est devenu de plus en plus aseptisé.

Lorsque vous vous êtes plongées dans cette histoire qu’est-ce qui vous a particulièrement frappé ?

Beaucoup de gens ne mesurent pas, surtout dans les jeunes générations, tout ce qui a changé au cours de ces trente, quarante dernières années sur la question de la délimitation des sphères privée-publique, notamment ceux qui ont grandi avec les réseaux sociaux. Je pense qu’il est intéressant pour eux de comprendre qu’ils sont le produit d’une histoire que les objets, qui les entourent, racontent. Ces objets (le lit, par exemple) ne sont pas que des objets. Ils racontent aussi quelque chose du plus profond de notre vie quotidienne. Les objets ne sont pas insignifiants. Quand vous n’avez plus rien, c’est que vous n’avez plus d’intimité. C’est ce que je montre avec des photographies de camps de migrants de Jacqueline Salmon, d’un SDF qu’une couverture entoure de Mathieu Pernot, de chambres vides d’hôpital, de prisons où les détenus essaient de reconstituer un espace intime avec deux ou trois images mises sur le mur.

L’intime dans l’exposition semble plus abordé du côté des femmes que des hommes. Pourquoi ?

La vraie remarque, c’est qu’en fait l’intime a été associée au féminin. Car au XIXe siècle la femme, du moins dans la bourgeoisie, restait à la maison, c’est pour cela que je fais une première salle qui déconstruit l’association entre intime et femme, et qui montre que les bouleversements de l’intime sur la question du mariage et de la sexualité, ont été lancés par les femmes parce qu’elles étaient les plus concernées par ces questions. L’intime masculin ou homosexuel a été une longue construction, notamment la représentation qui ne se fait pas avant les années 1950-1960.

Comment définiriez-vous aujourd’hui l’intime ?

L’intime provient du latin intimus, ce qui signifie « le plus en dedans, le plus intérieur, le plus profond de nous », donc le plus secret. En français, cette notion est très vaste et a plein de déclinaisons. On peut parler de l’intimité au sens sexuel, de l’exposition de soi, de la beauté ou de l’aspiration spirituelle… Le champ de l’intime s’est étendu. La psychanalyse et ses miroirs grossissants ont permis de se regarder sous toutes les coutures et un narcissisme exacerbé a forcément renforcé la construction de l’apparence. Nos arrière-grands-parents ou grands-parents n’ont pas grandi dans l’idée qu’il fallait qu’ils plongent dans une exploration d’eux-mêmes. Le changement des mentalités a été le fruit des sciences humaines et des technologies qui ont complètement bouleversé le champ de l’intime jusqu’à le rendre hypertrophié.

Qu’est-ce qui menace l’intime ?

On est en fait dans une période très paradoxale. C’est une notion qui a été bouleversée par l’irruption récente de la téléréalité, des réseaux sociaux et de l’exposition de soi, souvent d’ailleurs très construite. En même temps, on est dans une période où les techniques de surveillance, comme de protection, la menacent tandis que le repli sur soi engendre une désertion envers la chose publique, ce qui représente également en soi un danger pour la démocratie. Il faut par conséquent être vigilant. À force d’être dans une société très « narcissée », individualiste, qui se replie sur tout ce qui relève de l’intime, on n’est plus du tout présent dans le champ de la res publica, de l’intérêt général. Trop d’intime tue l’être social, et la chose publique.

À lire
Collectif,
« L’Intime, de la chambre aux réseaux sociaux, »
catalogue coédité par MAD et Gallimard, 304 p., 52 €.
À voir
« L’intime, de la chambre aux réseaux sociaux »,
Musée des arts décoratifs, 107, rue de Rivoli, Paris-1er, jusqu’au 30 mars 2025, www.madparis.fr

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°780 du 1 novembre 2024, avec le titre suivant : Christine Macel : « Les objets racontent quelque chose du plus profond de notre vie quotidienne »

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