D’un montant de cinq cents millions de livres, l’OPA de Warburg, qui vise à transférer le capital de Christie’s à un consortium de grands investisseurs privés, marque un tournant dans le choix entre financement public et privé pour les entreprises du marché de l’art. Au cours des dernières années, les banques d’affaires et les sociétés d’investissement conseillaient plutôt à leurs clients – galeries ou maisons de vente – d’introduire leurs actions en bourse. La proposition de rachat en bourse de la SBC Warburg Dillon Read, la gigantesque société d’investissement fondée par la Swiss Bank Corporation (elle-même en train de fusionner avec UBS afin de constituer le deuxième groupe bancaire mondial), renverserait cette tendance.
LONDRES - Warburg explique que le marché de l’art présente des risques trop importants pour une société cotée en bourse. Les investisseurs institutionnels ne recherchent pas des bénéfices tributaires des hauts et des bas de l’économie mondiale, mais des revenus constants et réguliers sur leur investissement. Si les fonds de retraite et de placement ont été un temps soucieux de se diversifier dans de nouveaux domaines soi-disant plus porteurs, ils ont aujourd’hui renoué avec une politique plus conservatrice, comportant des risques limités. D’autant que si les profits les plus importants proviennent de la cession de grandes collections, les vendeurs exigent de plus en plus souvent que les auctioneers leur garantissent un chiffre de vente minimum avant de leur confier leurs biens. Et bien que Christie’s n’ait pas eu à regretter d’avoir joué récemment ce jeu pour la collection Ganz, Sotheby’s, qui a offert une trop forte garantie pour la collection Evelyn Sharp, s’est cassé les dents.
Première maison d’enchères à être entrée en bourse, en 1977, Christie’s a vu le cours de ses actions augmenter à 300 pence (trente francs) au début de 1997. Il est toutefois redescendu à 200 pence voici quelques mois, lorsque la crise asiatique menaçait de perturber le marché. Sotheby’s, sa grande rivale, est censée avoir déjà réussi son retour dans le privé. Entrée en bourse en 1977, elle a été reprise en 1983 par une OPA d’Albert Taubman, le géant américain des shopping malls (centres commerciaux), allié à une demi-douzaine de riches investisseurs. Il a réintroduit la société sur la bourse new-yorkaise en 1988, au moment où le commerce de l’art repartait.
L’opération Warburg-Christie’s devrait suivre un chemin semblable. L’auctioneer doit être racheté par une société spécialement constituée à cet effet, qui la revendra par lots à un autre consortium de clients de Warburg. Les intéressés restent discrets à ce sujet, mais la présence de la SBC suggère une importante participation européenne. Il ne peut donc s’agir d’une OPA ordinaire. Pour Warburg, l’objectif n’est pas d’accroître au maximum les profits – les circonstances se s’y prêtent guère – ni d’en changer la direction. Bien au contraire, Warburg et le consortium feront tout pour maintenir Christopher Davidge à la présidence et le personnel d’encadrement en place. Dans un domaine aussi spécialisé, la décision inverse aurait des conséquences désastreuses.
Un portefeuille de riches clients
Derrière la logique du discours commercial se cache un plan financier intelligent, imaginé par un directeur de Warburg, Brian Keelan. Il s’agit d’une part de résoudre un des problèmes de son client Christie’s (dont Warburg est l’agent de change), mais aussi d’avoir accès à sa clientèle, tout en encaissant au passage de substantiels honoraires, de l’ordre de cinquante millions de livres. Sous la pression de la concurrence, les banques ont besoin de se constituer un portefeuille de riches clients pour leur vendre des services. Les grands auctioneers font le même métier. Pour en arriver là, Warburg n’a pas besoin de détenir l’intégralité du capital : cinq pour cent suffiront. Le reste appartiendra au consortium privé, déjà quasiment établi et qui sera vite opérationnel.
Qu’est-ce qui pousse les financiers vers cette affaire ? Son côté original, tout autant que l’attrait irrésistible qu’exercent l’art et les médias sur les grandes fortunes. Le plus gros actionnaire de Christie’s est aujourd’hui le milliardaire britannique Joseph Lewis, basé aux Bahamas. Pour l’homme le plus riche d’Angleterre, qui possède également des intérêts dans la chaîne de restaurants Planet Hollywood, le Rangers Football Club de Glasgow ou encore la fonderie d’art Singers, c’est le “coup” qui compte. Et dans un domaine aussi sujet à retournements que l’art, on peut se faire une fortune en achetant des sociétés qu’on garde en portefeuille jusqu’au moment où leur cours permet de les revendre avec profit.
Taubman et ses associés ont remporté quatre fois leur mise avec l’opération réalisée sur Sotheby’s. Warburg et les siens espèrent probablement en faire autant. On peut se poser la question de savoir si Christie’s y trouve son avantage. Il est rassurant de savoir que son capital est détenu par une société qui, en cas de crise, ne posera pas mille questions à chaque conseil d’administration. Et il y a indéniablement synergie, puisque la banque associée offrira à la clientèle maison ses services financiers. Sotheby’s a déjà montré cette voie lors de la vente des Iris de Van Gogh à Alan Bond, par exemple. Christie’s pourrait profiter de ces facilités à son tour.
Cependant, pour la direction de Christie’s qui a pour habitude de travailler en toute indépendance, le passage au privé peut se traduire par d’autres règles du jeu, comme Sotheby’s en a fait l’expérience. La direction, à cette occasion, a reçu des options d’achat d’actions intéressantes et celle de Christie’s pourrait sans doute en recevoir aussi. Néanmoins, le conseil d’administration de Christie’s peut toujours opposer son veto, et les actuels détenteurs d’actions de la société ne sont pas forcément désireux de vendre. Ils préféreront peut-être que la crise asiatique se résorbe pour en tirer de meilleurs profits. Joseph Lewis – qui reste pour l’instant en retrait – est aussi susceptible de prendre une part plus active à l’opération. Quoi qu’il en soit, Christie’s est désormais un enjeu.
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Christie’s, les enjeux d’une bataille
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°51 du 3 janvier 1998, avec le titre suivant : Christie’s, les enjeux d’une bataille