TOKYO / JAPON
Le Japon vient de remettre sa décoration la plus prestigieuse à cet esprit érudit, passionné d’art, historien des relations franco-japonaises et grand collectionneur. Rien qui n’empêche la critique.
Tokyo (Japon). Le nom de Christian Polak ne dit sans doute pas grand-chose aux Français. Et pourtant, au Japon, où il vit depuis cinquante-trois ans, ce Français né en 1950 à Nogaro, dans le Gers, est devenu un visage bien connu des lecteurs du Nihon Keizai, premier quotidien économique du pays (3 millions d’exemplaires), lequel chronique depuis des années les épisodes de sa vie.
Mais il y a plus : l’empereur du Japon, Naruhito, lui a décerné en novembre dernier le prestigieux Ordre du Soleil Levant – la plus haute distinction dans l’archipel –, un ordre établi par l’empereur Meiji en 1875. Catégorie « Rayons d’or avec rosette ». Avant lui, un autre civil français a reçu le même titre, en 2021, à 101 ans : Pierre Soulages.
À cette consécration, une raison : Christian Polak est devenu l’historien de référence et le meilleur spécialiste des relations diplomatiques et des échanges franco-japonais. Il en est aussi la mémoire vivante, l’homme-symbole d’une ère qui a vu la France jouer un rôle capital dans la modernisation du Japon, après ses deux siècles et demi de fermeture. Constituées depuis des décennies, ses collections de lithographies, d’estampes, d’ukiyoe et de doro-e [mouvements artistiques d’estampes de la période d’Edo], de photographies anciennes – il détiendrait le plus important fonds d’ambrotypes japonais –, de lettres, de carnets surannés et documents anciens inédits et autres œuvres iconographiques, n’ont, dit-on, plus de prix. L’université Meiji, à Tokyo, a acquis l’une d’entre elles, en 2010 : un trésor de 80 000 pièces (*).
À travers ses collections, Christian Polak fait revivre des « Français chers à son cœur »– diplomates, missionnaires, militaires, marins, artistes, aventuriers –, ayant marqué l’histoire du Japon. Comme le polytechnicien et capitaine Jules Brunet (1838-1911) – le véritable « dernier samouraï »–, envoyé au Japon en 1867 avec une poignée d’officiers pour aider à moderniser l’armée de terre du pays et qui, en pleine guerre civile, se rebelle avec des soldats du shogun défait contre le nouveau pouvoir impérial. Ou comme le peintre breton Noël Nouët (1885-1969) – « l’autre Hiroshige », disent les Japonais –, qui a vécu trente ans au Japon et a laissé des estampes représentant Tokyo, typiques du mouvement shin hanga (nouvelle estampe). Quant au portraitiste Paul Jacoulet (1896-1960), surnommé au Japon tantôt « le Gauguin de l’Asie » ou « l’autre Utamaro », Christian Polak a patiemment tenu, durant quarante ans, à restituer son génie. Il a entre autres convaincu la fille adoptive de Jacoulet de céder à la France et au Musée du Quai Branly-Jacques Chirac les 3 000 œuvres qu’elle détenait de son père. Un don qui a donné lieu à la première rétrospective consacrée, en France, à Jacoulet, en 2013, au Quai Branly. « Je voulais révéler au public des artistes magnifiques, comme Noël Nouët, Georges Bigot, le peintre-voyageur Félix Régamey, Jacoulet et d’autres, inconnus des Français, tombés dans l’oubli », explique, tout sourire, costume bleu marine, le collectionneur, svelte, derrière son bureau donnant sur Nihombashi, au cœur de Tokyo.
En 1968, alors que certains battent le pavé, lui rêve déjà d’Asie et d’idéogrammes. Le rêve le mène à Paris sur les bancs de l’École nationale des langues orientales, section Japonais. Diplômé, il part au Japon, intègre l’université japonaise et, en parallèle, les services de l’ambassade de France pendant deux ans. Le voici bientôt collaborateur et interprète du conseiller culturel, l’écrivain et futur secrétaire d’État Thierry de Beaucé – en 1979, ils signeront ensemble L’Île absolue (éd. Orban), un essai sur l’identité insulaire du Japon. Christian Polak fait alors des « rencontres extraordinaires », dit-il : André Malraux, Roland Barthes, Claude Lévi-Strauss, l’écrivain Maurice Pinguet – qui fut une figure essentielle dans l’intérêt des intellectuels français pour le Japon –, ou encore le philosophe Michel Foucault, avec lequel il se lie d’amitié. Tous en voyage au Japon.
À Tokyo, après avoir conclu en 1980 neuf années d’études de droit public, à l’université Hitotsubashi, par un doctorat sur l’histoire des relations diplomatiques franco-japonaises entre 1914 et 1925, il fonde une société de conseil spécialisée dans l’automobile, l’aéronautique et l’environnement. Le succès est là. Christian Polak coopère avec de grands groupes français et japonais, entre autres Soichiro Honda, père de la Honda Motor Company (avec qui il est allé en France rendre visite à Marc Chagall), qui l’adoube et lui présente Masaru Ibuka, cofondateur de Sony.
En parallèle, il poursuit son activité universitaire à Hitotsubashi, à Meiji, et publie Soie et Lumières (2002), Sabre et Pinceau (2005), Lys et Canon (2014), Georges Bigot et le Japon (1882-1899), paru en anglais (Renaissance Books, London, 2018), portrait de ce caricaturiste français au talent éblouissant. Quantité d’expositions, en France, au Japon, suivent, ainsi à l’Intermédiathèque, musée avant-garde cogéré par l’université de Tokyo.
Très sollicité depuis sa décoration impériale, Christian Polak vient toutefois, en toute liberté, de décocher quelques flèches. Dans un entretien assez retentissant donné mi-octobre au magazine de l’Institut Dentsu, très lu dans le pays par le patronat et l’establishment, il constate « que durant l’épidémie de Covid-19, le Japon est devenu encore plus insulaire. Le Japon a imposé alors des restrictions très dures aux étrangers. Les Japonais pouvaient partir, revenir, mais pas les étrangers établis au Japon. Résultat : j’ai été coincé durant deux ans et demi. Comme tenu en captivité. J’ai passé ma vie au Japon, je me suis dévoué en sa faveur et ai été donc très attristé. »
Dans un couloir de ses bureaux transformé en galerie d’art, Christian Polak ajoute, que « dans les années 1970, 1980 et 1990, le Japon était plus ouvert. Aujourd’hui, le pays a perdu de son aura dans le monde car le “soft power” japonais est en recul. Regardez celui des Sud-Coréens qui exportent le leur avec brio ! Dans l’art et la culture, les Japonais ne tendent pas vers l’universel. Le Japon a une culture splendide, mais il ne parvient pas ou mal à parler au monde. J’y vis depuis plus de cinquante ans et ce pays me rappelle encore tous les jours que je reste un étranger, un acteur extérieur ! »
« Christian Polak dit toujours les choses, même quand cela ne plaît pas ! », confie un proche de trente ans. Mais le paradoxe veut aussi que ce soit pour son honnêteté que ses amis japonais, très nombreux – on compte parmi eux l’ancien Premier ministre Takeo Fukuda –, l’admirent et le soutiennent. Le collectionneur, lui, conserve son amour bicéphale, dont il continue de décortiquer le passé en espérant servir le présent, voire l’avenir d’une fresque exceptionnelle. La France pour le Japon, le Japon pour la France. Regards croisés et axe, auquel lui croit, des sens, des arts, du savoir, du beau. Et de quelques intérêts communs… « Je vis pour cela », dit-il. Ces jours-ci, comme à son habitude, Christian Polak court les bouquinistes du carré des libraires de Kanda. On l’appelle pour de nouvelles conférences, à Gifu, à Yokohama, à Tokyo à la Maison franco-japonaise…
(*) Contrairement à ce que nous avions écrit dans le JdA n°626, la collection achetée par l’université Meiji se composait de 80 000 pièces et non de 8 000.
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Christian Polak un collectionneur français au Japon
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°626 du 2 février 2024, avec le titre suivant : Christian Polak un collectionneur français au Japon