Après avoir fréquenté les cabinets ministériels, ce fils de la diaspora corse mène une carrière dans la finance tout en collectionnant œuvres d’art, galerie d’art et maison de ventes.
Un soir d’octobre 2024, dans un restaurant bien connu de Saint-Germain-des-Prés. Charles-Henri Filippi prend la parole pour commenter l’inauguration de la galerie Art Absolument, sise de l’autre côté de la rue. Parmi ses invités, des hommes politiques connus (Laurent Fabius, Jean-Pierre Jouyet), des financiers (Serge Weinberg), des administrateurs de maisons de ventes (Jérôme Clément)…, soit autant de relations et d’amitiés nouées au cours d’une carrière plurielle dans les hautes sphères du public et du privé. Et pourtant tout avait mal commencé : « Au lycée j’étais très médiocre, je ne travaillais pas beaucoup et j’ai même redoublé ma première. Après avoir péniblement obtenu mon bac, je suis rentré à la fac où je n’ai rien fait de toute l’année. » Et puis vient le déclic sous la forme d’un attaché-case, une sorte de cartable rigide qui est au sac à dos de ville actuel ce que le minitel est à l’ordinateur portable. Un soir, son père vient le voir dans sa chambre pour l’alerter sur la nécessité de s’investir enfin dans ses études et lui offre ledit attaché-case en guise d’amulette.
Dès lors, Charles-Henri Filippi fera la course en tête, avec très souvent l’appui de mentors. À Science Po, c’est le futur ministre de la Culture Renaud Donnedieu de Vabres qui l’aiguillonne, puis il réussit le concours de l’ENA dont il sort major en 1979. « Ce n’est pas très bon d’être major de sa promo, ceux qui ont le mieux réussi sont rarement des majors », dit-il aujourd’hui dans ce mélange de coquetterie malicieuse qui le caractérise. Reste que major, cela permet d’entrer dans l’ex-corps d’élite de l’inspection des finances et d’être repéré. François Mitterrand vient d’être élu et le pouvoir a besoin de hauts fonctionnaires amis. Étiqueté de gauche à l’ENA, sans être encarté au PS, il entre au cabinet de Laurent Fabius alors ministre du Budget. Puis il passe au cabinet de Jacques Delors et enfin à celui de Georgina Dufoix, aux Affaires sociales. À ce titre il est indirectement concerné par ce qu’on appelle à l’époque « l’affaire du sang contaminé». Mis en examen quelques années plus tard, comme de nombreux autres hauts fonctionnaires, il bénéficiera d’un non-lieu. Il passe vite sur cet épisode, concédant que c’était très dur, mais que de manière générale il est plutôt résilient.
C’est à cette époque qu’il décide de quitter la fonction publique pour la banque. « La droite était revenue au pouvoir et je sentais que cela faseyait un peu pour moi », explique-t-il. Après un court séjour à la banque Stern, il entre au CCF (Crédit commercial de France). « Dans les années 1980, on commence à sentir que le pouvoir économique s’éloigne de l’État pour aller vers le privé, et comme j’étais intéressé par les affaires économiques, j’ai rejoint la banque. » S’ensuit une longue carrière dans la finance : le CCF donc, dont il pilote la vente à HSBC, puis HSBC où il dirige la filiale française avant de rejoindre Citigroup, Lazard, et tout dernièrement, à 72 ans, Evercore. Mais ce banquier à l’allure juvénile est taraudé par « son rapport un peu complexe à l’argent » et son utilité sociale. « Je suis très content de bien gagner ma vie, mais je ne suis pas du tout un accumulateur », plaide-t-il. Il se met à réfléchir sur le pouvoir de l’argent, à lire des ouvrages très savants comme Philosophie de l’argent de Georg Simmel (1858-1918) et à lui-même publier des livres aux titres explicites tel Les 7 Péchés du capital (2012, éd. Descartes & Cie), où il analyse la crise des subprimes, la faillite de Lehman Brothers et dénonce la financiarisation de l’économie.
Pour mieux saisir la personnalité de Charles-Henri Filippi, il faut aussi se plonger dans son histoire singulière avec la Corse. C’est un Corse de la diaspora, ses aïeux ont quitté l’île dans les années 1830 en gardant un lien avec le berceau familial de Vescovato. En 1950, le conseiller général du canton demande à Filippi père, qui mène une brillante carrière dans les cabinets ministériels et la haute fonction publique, de briguer sa succession. Jean Filippi sera même sénateur pendant vingt-cinq ans, de 1955 à 1980. « Comme on fait en Corse, il a demandé à ma mère d’être maire du village, ce qu’elle est restée trente ans en faisant beaucoup de choses utiles : c’était une chrétienne sociale engagée. » Il confesse une très grande admiration pour sa mère, au point de lui céder symboliquement sa Légion d’honneur et de ne jamais la porter. Voilà donc le Parisien des beaux quartiers qui passe la plupart de ses vacances en Corse et se présente même aux élections cantonales de 1982. Battu, il sera élu quelques mois plus tard à la première Assemblée de Corse au sein d’une liste menée par une figure locale, Nicolas Alfonsi. Ses rapports avec la Corse sont aussi complexes qu’avec la banque. « J’étais très mauvais en politique, concède-t-il. Le fait d’être un continental ne parlant pas le corse rend les rapports plus difficiles. Et puis j’étais très techno, je voulais faire les choses rigoureusement, ce qui ne marche pas toujours là-bas. » Au cabinet de Delors à ce moment-là, il était suspecté par les Corses de ne pas y « servir les intérêts de la région, mais [de] servir les intérêts de l’État contre [eux] ». Il abandonne la politique locale, ce qui lui permet de réfléchir plus librement à la situation de l’île et de rédiger plus tard un ouvrage au titre provocateur, La Corse et le problème français (éd. Gallimard, 2021). Il refuse le cliché d’une île gangrenée par la mafia, tout en reconnaissant que des voyous, des corrupteurs, des entrepreneurs y exercent des monopoles. « Mais enfin ce n’est pas Marseille, il n’y a pas d’enfants tueurs âgés de 14 ans ; la reconquête de l’identité corse crée une espèce de ciment qui va au-delà des fractures sociales. » Ajoutant, un brin désabusé : « Les politiques qu’il faudrait y mener sont assez faciles à identifier mais personne ne fait le boulot : le discours est plus important que l’action. » Il veut apporter son écot au développement local en présidant le comité de mécènes et de partenaires de la candidature de Bastia au titre de « Capitale européenne de la culture » pour 2028 – avec le succès mitigé que l’on sait. Il raconte avec plein de verve la séance d’oral devant le jury, concluant avec lucidité : « À la sortie, on savait qu’on avait paumé. »
C’est aussi son père (décidément !) qui l’a fait entrer dans l’art à travers la collection. « Mon père était un obsédé des ventes aux enchères et m’emmenait très souvent dans la salle des ventes de Versailles où nous avions une maison de campagne qu’il remplissait de croûtes. » Plus tard, travaillant au ministère des Finances rue de Rivoli, il se plaît à acheter des tableaux de l’école de Paris à l’hôtel Drouot, alors installé dans ce qui deviendra le Musée d’Orsay. Il fréquente aussi les galeries, sympathise avec Yvon Lambert à qui il a acheté des Sol LeWitt. Il aime raconter l’histoire d’un tableau de Miquel Barceló qui lui avait beaucoup plu en 1982 mais qu’il n’avait pu acquérir car trop cher. Surprise de la vie, il revoit récemment Yvon Lambert dans un salon, et lui parle de ce tableau. Le marchand l’emmène alors dans sa réserve et lui montre le tableau en question. Cette fois il l’a acheté ! « Ma collection n’a pas de logique particulière, mais quand je m’intéresse à un courant, par exemple au pop anglais, à Londres, je potasse le sujet à fond et je deviens assez sériel. » Il confesse une addiction à la collection. Mais garde un souvenir contrasté de son mandat d’administrateur du Centre Pompidou. « J’y allais avec une certaine fierté, mais on y parlait plus de budget et de social que d’art et, surtout, je n’avais pas vraiment le sentiment de servir à quelque chose. » Ce qui n’est pas le cas pour Piasa, maison de ventes qu’il a rachetée en 2011 à François Pinault avec un groupe d’amis dont Laurent Fabius pour distraire ce dernier au moment où sa carrière politique battait de l’aile. L’accueil dans la profession a été plus froid : « Qu’est-ce que c’est que cette gauche caviar qui se mêle de ventes aux enchères ? » Après des années difficiles, l’opérateur s’en sort plutôt bien sous la direction de Frédéric Chambre, « un type qui a du caractère et est hyper talentueux », et de sa femme Marie Filippi, qui s’occupe de la gestion.
Une collection d’art, une maison de ventes et pourquoi pas une revue d’art et une galerie ? En 2009, il devient associé du bimestriel Art Absolument fondé par Teddy Tibi. La revue s’appuie sur la galerie sise rue Louise-Weiss dans le 13e arrondissement pour équilibrer ses comptes. Mais ses amis venaient pour lui faire plaisir car « franchement, c’est trop loin ». Il déménage rue Monsieur-le-Prince (6e arr.) en conservant son modèle atypique : les œuvres sont mises en dépôt par d’autres galeries. « Je pense que je vais perdre là juste un peu plus d’argent que rue Louise-Weiss », avoue le banquier avec l’air entendu de celui qui fera tout pour que cela n’arrive pas.
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Charles-Henri Filippi, le banquier corse amateur d’art
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°643 du 15 novembre 2024, avec le titre suivant : Charles-Henri Filippi, le banquier corse amateur d’art