Chambord n’est-il beau que parce qu’il est vide ? Il faut d’urgence remplir de sens le plus célèbre château français, qui devient établissement public et amorce une nouvelle étape de sa vie monumentale.
Le plus inspiré de nos architectes, le dernier des maîtres de la Renaissance, né en 1933, à qui nous devons le stade Charléty à Paris, l’université Saint-Leu à Amiens, la réhabilitation du musée Guimet et le grand théâtre de Lorient, Henri Gaudin, vient de publier un livre magnifiquement écrit où il livre sa vision de l’espace bâti. Son essai, paradoxal et neuf, nourri d’une culture profonde, est à lire de bout en bout. Pour lui, l’architecture se mesure en « litres d’air ». Qu’importent les murs, pourvu qu’on ait l’ivresse : « Ce qu’il faut à la pensée de l’habitation, du rien. Du rien pour avoir une place. Du rien entouré de quelque chose, de ce qui n’est pas modelable consciemment, n’existe qu’en creux, ne se manifeste qu’en négatif, je veux parler de l’espace. »
Monique Chatenet, brillante historienne de Chambord, a théorisé pour la Renaissance le concept de « château vide », sans meubles, sans décor, tant que le roi et la caravane de la Cour n’ont pas décidé d’y faire halte. Aujourd’hui, Chambord, qui n’a pas eu comme Blois la chance d’être décoré et réinventé par Duban au xixe siècle, est redevenu l’archétype du château vide. La décision du ministre de la Culture d’en faire enfin, avant le 1er janvier 2005, un établissement public autonome, comme Versailles, met fin à l’époque ubuesque où Chambord et son domaine étaient gérés par six services de l’État et trois établissements publics. Une situation digne de l’administration chinoise, pour cette cité interdite de la Renaissance française, centre vide mais centre de gravité malgré tout, essentiel, et mondialement connu.
Reste à savoir ce que l’on peut y montrer. Il reste un an pour résoudre l’équation. Au centre de Chambord, il n’y a qu’une œuvre : son génial escalier double, qui lasse assez vite le visiteur, et des litres d’air. Il est clair que presque personne n’y vient pour les souvenirs du maréchal de Saxe, qui n’y habita que deux ans et fit meubler des appartements, naguère restitués à grand renfort de rideaux à ramages et d’indiennes xviiie. Nul ne s’y égare dans les tristes souvenirs du comte de Chambord, roi du malheur, qui prépara en vain son accession au trône de France sous la IIIe République et dont on conserve les inutiles carrosses. Quelques vieux lodens nostalgiques de la grande époque des « chasses présidentielles » y viennent encore en pèlerinage sur les pas de M. de Grossouvre. Que faire ? Chambord porte-t-il la poisse ?
Remplir Chambord avec le contenu du château d’Écouen
Dans cette somptueuse coquille creuse, exposer quelques mois le « Codex Bill Gates » de Léonard de Vinci créerait certes un « événement », mais rien ne prouve que les escaliers de Chambord doivent quelque chose au Florentin : le grand château de Léonard en France, c’était Romorantin, pas Chambord. Pourtant, c’est sans conteste la Renaissance que les touristes viennent chercher dans les bois de Chambord. D’où l’idée, simple : remplir Chambord avec le contenu du château d’Écouen, musée de la Renaissance que les visiteurs boudent, mal connu, mal relié, trop loin et trop proche de Paris, passionnant et injustement oublié. Notre grand musée de la Renaissance française, ce doit être et ne peut être que Chambord, qui deviendrait ainsi le point nodal de la visite des châteaux de la Loire.
Ce qu’il faut aux millions de « litres d’air » de Chambord, c’est que, de toute urgence, on les remplisse avec du sens, et que les visiteurs puissent en sortir les poumons pleins.
- À lire Henri Gaudin, Considérations sur l’espace, éditions du Rocher, 2003, 20 euros. Monique Chatenet, Chambord, éditions du Patrimoine, 2001, 65,55 euros. - Pour visiter Château de Chambord (41) ouvert tous les jours, du 1er avril au 30 septembre de 9 h à 18 h 15 et du 1er octobre au 31 mars de 9 h à 17 h 15, tél. 02 54 33 39 16, www.chambord.org Château d’Écouen (95) ouvert tous les jours sauf le mardi de 9 h 30 à 12 h 45 et de 14 h à 17 h 15, tél. 01 34 38 38 50, www.musee-renaissance.fr
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Chambord, château vide ?
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°554 du 1 janvier 2004, avec le titre suivant : Chambord, château vide ?