"C’est arrivé demain", la Biennale qui conte un récit à venir

L’équipe animée par le Consortium de Dijon privilégie à Lyon la notion d’exposition

Par Olivier Michelon · Le Journal des Arts

Le 12 septembre 2003 - 1420 mots

La Biennale de Lyon 2003 oppose à l’exhibition la logique de l’exposition. Confiée à l’équipe du Consortium, accompagnée de la Belge Anne Pontégnie et de l’Américain Robert Nickas, la manifestation rompt avec les listes pharaoniques et l’exercice de la chasse à la jeunesse pour se concentrer sur une cinquantaine d’artistes. Intitulée “C’est arrivé demain”?, cette septième Biennale préfère oublier sujet et thématique pour montrer un art apte à “participer à l’invention du monde”?.

“Penser une biennale aujourd’hui, estime Thierry Raspail, c’est avant tout se pencher sur deux questions, celle de la profusion et celle de l’exposition.” Plus de dix ans après la première Biennale de Lyon, son directeur artistique, également directeur du Musée d’art contemporain de la ville, ne cache pas la difficulté à situer un tel événement dans un paysage artistique à l’étendue considérablement élargie et au rythme accéléré. “Au départ, les biennales fonctionnaient selon un principe qui était celui de la rareté. Chacune était l’occasion d’un renouvellement des propositions. Maintenant, il y a une biennale tous les quinze jours”, note Thierry Raspail. Cette année, Lyon commence en effet alors que Venise vit ses derniers mois et que la Biennale d’Istanbul ouvre ses portes le 19 septembre, soit une semaine avant l’inauguration du Printemps de septembre à Toulouse. “Aujourd’hui, si la Biennale de Lyon doit se distinguer des autres, c’est en préférant le système de l’exposition à celui de l’exhibition”, explique l’intéressé. “Les grandes expositions sont une idée avant d’être un format alors que les biennales d’art contemporain résultent souvent de l’inverse. Elles sont un format à remplir”, estime pour sa part Éric Troncy. Lui et ses collègues du Consortium (le centre d’art contemporain de Dijon), Franck Gautherot et Xavier Douroux, accompagnés des critiques et commissaires d’exposition Anne Pontégnie et Robert Nickas, se sont vu remettre les clefs de la septième Biennale de Lyon, placée sous l’intitulé clairvoyant de “C’est arrivé demain”. Référence au film de René Clair dans lequel un journaliste apprend chaque jour par une édition spéciale l’actualité du lendemain, le titre indique une invention permanente du monde induite par l’art, ses fictions, et surtout ses formes. “Nous avons cherché à construire une exposition comme le moment d’une subjectivité collective à même de résister à la tentation d’entériner la réalité telle qu’elle est, de penser le lien qui unit le spectateur à l’exposition comme une expérience multiple plutôt qu’une simple visite, de considérer l’art comme un langage singulier, ni transversal ni intermédiaire, mais tout bonnement spécifique”, explique l’équipe. “Pas de concept ou d’illustration d’une idée, mais davantage l’idée d’un récit à venir”, précise Xavier Douroux.

Voir et revoir des œuvres
Autre rupture dans les lieux communs, la volonté affichée de voir ou de revoir des œuvres, sans autre souci que leur pertinence propre. “La spécialité d’une biennale est de présenter des artistes jeunes et d’autres qui viennent des coins les plus reculés du monde, poursuit Frank Gautherot. Nos choix mélangent les générations pour dire que la nouveauté n’a ni âge ni lieu.”
Une suite logique des choses si l’on pense que, depuis son lancement en 1991 avec “L’amour de l’art”, cosignée par Thierry Raspail et Thierry Prat, la manifestation lyonnaise s’est singularisée par sa recherche constante d’un format. Chaque édition s’obligeait à un renouvellement de ses sujets et de ses directeurs artistiques, tout en ayant le souci d’établir un arrière-plan “historique”. En 1993, “Et tous ils créent le monde”, hommage aux artistes mené par Marc Dachy, mêle ainsi des chefs-d’œuvre de l’art moderne à des pièces récentes, réunissant Malévitch et Bill Viola. L’édition 1995, “Interactivité…”, avait, elle, un enjeu évident. Elle fêtait le centenaire du cinéma et livrait une réflexion sur les nouveaux médias et l’art contemporain, des pionniers (Nam June Paik, Wolf Vostell) à ses jeunes premiers (Douglas Gordon). En 1997, en invitant Harald Szeemann comme commissaire, Lyon se rapproche peut-être davantage de la “biennale classique” (celle de Venise). Mais c’est toujours d’une unique exposition dont il s’agit, conçue comme telle, même si les liens sont parfois distendus dans la halle Tony-Garnier qui l’accueille. Trois ans après – an 2000 oblige –, Jean-Hubert Martin reprend les axiomes des “Magiciens de la Terre” (1989) pour “Partage d’exotismes”, avec un parcours alors fortement orienté, destiné à bâtir un socle propice à des confrontations entre des artistes de latitudes variées. En 2001 enfin, pluridisciplinaire et avec une direction artistique partagée, “Connivence” s’annonçait comme un prélude à 2003, mais la formule n’a pas été reconduite.
L’édition de cette année a toutefois gardé l’idée d’une proposition collective, comme celle d’une Biennale qui, sortie de la halle Tony-Garnier, mord davantage sur la ville en se déroulant sur plusieurs sites : le Musée d’art contemporain, le Musée des beaux-arts, l’Institut d’art contemporain de Villeurbanne, le Rectangle (espace d’exposition d’art contemporain situé sur la place Bellecour) mais aussi la Sucrière, équipement culturel en devenir (lire encadré).
À cette variété des lieux – du white cube muséal à la friche – répond la multiplication des formules proposées, d’un group show réunissant trois jeunes premiers de la sculpture contemporaine – Dan Coombs, Mark Handforth et Gary Webb –, aux Vignes dansantes de Piero Gilardi, personnage singulier issu de l’Arte povera italien. En tout, une cinquantaine d’artistes ont été invités. “Une liste courte, mais riche en propositions avec aussi bien des expositions collectives que personnelles, des œuvres anciennes ou d’autres produites pour l’occasion”, annonce Frank Gautherot. Parmi les grands chapitres figurent ainsi une rétrospective du photographe et cinéaste Larry Clark avec une centaine de pièces, matière d’un livre à paraître, et la projection en avant-première de son dernier film, Ken Parks, qui poursuit après Kids et Bully sa quête obsédante d’un teenage movie réaliste, mettant en porte-à-faux le rêve parental d’une jeunesse lisse et ambitieuse. Bien réglé, le duo formé ponctuellement par Mike Kelley et Paul McCarthy réinstallera quant à lui à Lyon Sod & Sodie Stock. Auparavant montrée à la Sécession de Vienne, cette construction hybride alliant dessin, sculpture, vidéo et musique est à resituer dans la grande tradition des collaborations entre les deux Californiens toujours prompts à emboutir le grand art à grands coups de sous-culture. Autre personnalité à bénéficier d’une “monographie”, Yayoi Kusama, qui prolonge son univers onirique, oscillant entre un psychédélisme régressif et des visions futuristes, à travers deux installations et une sculpture. Si le travail de la doyenne japonaise (née en 1929) a repris corps ces dernières années à travers de nombreuses expositions en France comme à l’étranger, la Biennale est sans doute le moment opportun pour observer ses ramifications : l’Upside Down Mushroom de Carsten Höller, par exemple, dont les amanites tue-mouches géantes poussent tête en bas et tournent sur elles-mêmes, ou le Cosmodrome de Dominique Gonzalez-Foerster et de Jay-Jay Johansen au Rectangle. Précédemment déployé à Dijon, en 2001, ce vaste environnement fonctionne comme une baraque de foire galactique. Happé par des “blips”, des clignotements, des nappes et des voix synthétiques, le visiteur y arpente un territoire fantôme situé entre le Stalker de Tarkovsky et le space opera de 2001 : l’Odyssée de l’espace, de Stanley Kubrick. Les pas sur la lune en plein cœur de Lyon, c’est donc pour demain...

La Sucrière, un lieu en devenir

Partant du Musée d’art contemporain, la Biennale a pris le parti cette année de se disperser dans la ville. Mais, passés le Musée des beaux-arts de Lyon – qui accueillera une salle de cinéma inspirée de celle mythique de Kiesler –, l’Institut d’art contemporain de Villeurbanne et le Rectangle, lieux habituellement dévolus à l’art contemporain, c’est la Sucrière qui suscite le plus d’attente. Construit dans les années 1930, et agrandi en 1960, le bâtiment situé dans le port Rambau, ancien port de commerce de la ville, est un des lieux phares de manifestation. Outre un aménagement conçu par le Studio Acconci, le lieu intègrera nombre des productions majeures de la manifestation. Lily Van der Stokker y réalisera un wall drawing, Didier Marcel un environnement à l’échelle d’une salle et Choi Jeong-Hwa y plantera un arbre en fibre de verre de six mètres de haut au feuillage de fleurs multicolores. Éblouissement kitsch garanti ! Au total, après six mois de travaux pour un coût hors taxe de 2,3 millions d’euros (financé conjointement par les Voies navigables de France, une filiale de la Caisse des dépôts et consignation, et la Ville de Lyon), 7 000 m2 d’espaces d’exposition ont été aménagés dans cet entrepôt qui se veut un exemple du programme de réhabilitation des Confluences, un site de plus de 150 ha situé entre le confluent du Rhône et de la Saône et la gare de Perrache.

BIENNALE DE LYON

Du 18 septembre 2003 au 4 janvier 2004, La Sucrière, port Rambaud, quai Rambaud, 69002 Lyon ; Musée d’art contemporain, 81 Cité internationale, quai Charles-de-Gaulle, 69006 Lyon ; Institut d’art contemporain de Villeurbanne, 11 rue Docteur-Dolard, 69605 Villeurbanne ; Musée des beaux-arts, palais Saint-Pierre, 20 place des Terreaux, 69001 Lyon ; Le Rectangle, place Bellecour, 69002 Lyon, tél. (de la Biennale) 04 72 07 41 41, www.biennale-de-lyon.org, tlj sauf lundi, 12h-19h, 12h-22h le jeudi.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°176 du 12 septembre 2003, avec le titre suivant : "C’est arrivé demain", la Biennale qui conte un récit à venir

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