Quels ont été les rapports exacts de Kazimir Malevitch (1878-1935) avec le cinéma ? Consacrée à cette histoire méconnue, l’exposition du Centre culturel de Belém, à Lisbonne, ressuscite les folles années du cinéma d’avant-garde et souligne l’importance de celui-ci dans l’œuvre du fondateur du Suprématisme. En abordant Hans Richter ou le cinéma soviétique des années 1920, la manifestation adopte une vision élargie et bienvenue de l’histoire de l’art.
“S’il y a eu des innovations dans le cinéma, celles-ci sont restées entièrement dans la sphère des sujets concernant la peinture. Ainsi, il s’impose que les problèmes traités par la peinture sont aussi ceux de l’art cinématographique”, postulait Malevitch en 1929 dans “Les lois de la peinture, dans les problèmes du cinéma”. Kazimir Malevitch, théoricien du cinéma ? L’hypothèse est séduisante, et l’exposition de Belém donne admirablement corps à une histoire encore peu connue. Resté à l’état d’huile sur toile, un projet d’affiche conçu par Malevitch en 1925 pour le Docteur Mabuse constitue une preuve éclatante de cet intérêt. Magistrale, cette composition, dont le cercle noir renvoie à la séance de spiritisme du film de Fritz Lang, n’est pourtant qu’accessoire dans cette rencontre avec le septième art, périphérique dans une lecture qui situe le cinéma au cœur même de l’œuvre de Malevitch. La véritable confrontation passe d’abord par le cinéma abstrait. En 1926, dans L’Artiste et le cinéma, Malevitch affichait clairement ses intérêts pour le septième art : “Le cinéma pourrait renverser la totalité de la culture imitative. Cela adviendra quand les abstraits avec leurs nouveaux éclairs de conscience feront du cinéma.” Cette intuition bien informée, il la vérifiera un an plus tard, lors de son séjour en Allemagne et de sa rencontre avec Hans Richter (1888-1976). Compagnon de route de Dada, de De Stijl, proche d’El Lissitzky (un ancien élève de Malevitch), Richter est l’auteur en 1921 d’un des premiers films abstraits de l’histoire. Disposé face à une série de Dessins suprématistes (1920) qui ne demandent qu’à s’animer, le Rhytmus 21 d’Hans Richter déploie en mouvement des figures semblables, variations autour du carré qui animent et font vibrer l’espace de la projection. Enthousiasmé par cette nouvelle façon de “montrer aux masses l’art de la nouvelle vie”, Malevitch s’attelle à un script de trois pages. Inachevé, le texte ne parviendra que dans les années 1960 à Richter qui en livrera alors une version non définitive. “Les routes mènent de la peinture au film et du film retournent à l’art, l’art abstrait, le Cubisme, le Dadaïsme, le Surréalisme... jusqu’à l’Expressionnisme abstrait et au Tachisme. Le film n’est pas seulement une région pour les expérimentations du peintre, mais une part de l’art moderne, l’expression d’une nouvelle expérience totale”, juge d’ailleurs Richter à cette époque.
Rentré d’urgence en Russie, Malevitch n’a pas donné suite à sa collaboration avec Richter, mais il lui a amplement donné raison. Au lendemain de la révolution d’Octobre, le cinéma soviétique devient un territoire d’expérimentation inédit. Le vocabulaire qui s’y invente restera déterminant. Dans les vitrines et sur les cimaises du Centre culturel, de nombreux documents et photographies de tournages rendent compte du mouvement. Un étonnant collage sur papier de 1922, scène de crime et d’accident signé par Lev Koulechov, théoricien du montage, signifie les avancées de cette époque : confrontées par le montage, deux images hétéroclites forment un sens qui leur était étranger. C’est à la fin des années 1920, alors qu’il revient à des motifs proches de ses personnages des années 1910, que Malevitch se penche sur la filmographie de Dziga Vertov (1896-1954), justement influencé par Koulechov. Face aux dessins de Malevitch, les films de Vertov, Onze ans, et plus encore, L’Homme à la caméra (1929), apparaissent comme des objets théoriques aptes à éclaircir son retour à la figuration. “Dziga Vertov, écrit Malevitch en 1929, s’approche inexorablement d’une nouvelle forme d’expression du contemporain. Décrire notre ère ne peut pas être réduit à montrer des cochons élevés dans un sovkhoze, ou des moissons de blé doré. Il y a un autre contenu, celui de la force et des dynamiques pures.” Le refus de l’objet et de la représentation première et calquée, au profit d’un ordre “suprême” de l’espace, ressort de la confrontation des esquisses futuristes de Malevitch aux scènes de ville et de mouvement de Vertov. Là s’affichent la multiplication des points de vues, un intérêt comparable pour la surimpression et une même esthétique du fragment.
Mais, en 1929, l’esprit du peintre est en partie ailleurs, tourné vers le problème de la figure humaine, du visage. Dans Homme qui court, ou Paysan de 1930, les personnages de Malevitch arborent un visage blanc, uni, générique et non individualisé. Pour Margarita Tupitsyn, commissaire de l’exposition, ces faces non-objectives sont la conclusion du “supernaturalisme”. Cette notion, forgée par Malevitch à cette époque, s’oppose directement au réalisme des types développés par Sergueï Eisenstein (1898-1948) dans ses films des années 1920 (La Grève, 1924, Le Cuirassé Potemkine, 1924). Le cinéaste fait alors partie de l’AkhRR (Association des artistes de la Russie révolutionnaire), groupe que Malevitch considère bassement comme les héritiers directs des peintres itinérants du XIXe siècle. Dans l’exposition, les simples confrontations entre des boucles du Cuirassé Potemkine projetées dans une scénographie “à la Douglas Gordon”, des photographies de Rodchenko et des peintures de Malevitch sont malheureusement inaptes à rendre compte des écarts entre les deux hommes. “Je refuse de vous donner du matériel”, écrit le peintre en 1928 à l’auteur d’Ivan le Terrible qui le sollicitait. Sur un mur, la lettre jaunie, conservée dans les archives russes, laisse songeur sur ce rendez-vous manqué.
- MALEVITCH ET LE CINÉMA, jusqu’au 18 août, Centro Cultural de Belém, Praça do Império, Lisbonne, tél. 351 21 361 24 00, tlj 11h-20h, catalogue www.ccb.pt. Du 20 novembre 2002 au 19 janvier 2003, l’exposition sera présentée à Madrid, à la Fondation La Caixa.
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°152 du 28 juin 2002, avec le titre suivant : Carré noir et écran blanc