Le salon des antiquaires de Moscou renforce ses troupes du 20 au 26 septembre. De nombreux antiquaires parisiens jouent la carte d’un marché en devenir.
A nous deux Moscou ! Tel pourrait être le pari à la Rastignac du transporteur Yves Bouvier, maître d’œuvre du Moscow World Fine Art Fair, initié en juin 2004. Pour sa deuxième édition, provisoirement décalée au mois de septembre, l’opérateur a vu grand. Adieu le palais Dolgoroukov et son hôte, l’artiste kitsch Zurab Tsereteli, bonjour le Manège. Incendiée dans des circonstances encore troubles en mars 2004, cette bâtisse du XIXe siècle située près du Kremlin a été restaurée flambant neuf. Bénéficiant d’une exclusivité pour les expositions internationales d’art, Yves Bouvier en a obtenu la jouissance pour une durée de cinq ans. Forte du succès critique de l’an dernier, la foire des antiquaires de Moscou a rallié de nouvelles enseignes de qualité comme Helly Nahmad (Londres), la galerie Schmit (Paris), Ariadne Galleries (New York) ou les Steinitz (Paris), venus rejoindre Jan Krugier, Dietesheim & Cie (Genève) ou la Marlborough Gallery (Londres). Le salon aménagé par le décorateur Patrick Hourcade a aussi élargi son contingent à une dizaine de joailliers nichés au sous-sol et à huit enseignes locales. Malgré les inévitables différences de qualité entre ces dernières et les poids lourds étrangers, leur réseau de clients ne peut être que profitable aux galeries occidentales. « Il faut marcher subtilement à deux vitesses, garder le côté sélect, mais ne pas mettre les galeries locales à l’écart du salon. Il faut qu’elles aient envie d’acheter la marchandise des antiquaires européens et transmettre ce goût », observe la décoratrice Brigitte Saby, active depuis dix ans à Moscou.
Évidences artistiques
Malgré une TVA à l’importation de 18 %, le marché russe jouit de deux atouts : une relative virginité et une croissance qui, en dépit de la fragilité des structures économiques du pays et des signes d’essoufflement en 2005, reste l’une des plus dynamiques en Europe. Sans compter le régiment de milliardaires, dont la liste s’étoffe au gré de l’inflation des prix du pétrole. En 1997, le classement du magazine Forbes ne recensait que 4 milliardaires contre 36 en avril 2004. Selon cette source, 33 de ces 36 milliardaires seraient moscovites.
À ces données s’ajoute l’appétence culturelle quasi atavique des Russes. Pour ceux qui avaient expérimenté le salon l’an dernier, l’accueil du public s’était avéré gratifiant. « Le salon était comme un tremblement de terre, une prise de conscience qu’il existait un autre niveau de qualité », relève Brigitte Saby. Les marchands n’en étaient pas moins revenus bredouilles, à la fois sur le plan commercial et sur celui des contacts. Versatiles et méfiants, les clients potentiels avaient rechigné à laisser leur carte de visite. L’impossibilité de vendre sur place a aussi freiné les affaires. Certaines traînent depuis l’an dernier, comme le tableau d’Henri de Groux représentant la Retraite de Russie que Franck Laigneau (Paris) rapportera pour en finaliser le paiement. Les transactions nouées par le marchand d’orfèvrerie Bernard de Leye (Bruxelles) ont capoté à la suite du retard de près d’un mois accusé par le transitaire russe pour le rapatriement des œuvres au port franc de Genève. Malgré l’autorisation obtenue cette année de vendre au Manège, considéré comme un lieu sous douane contrôlé par le ministère russe de la Culture, il n’est pas sûr que les portefeuilles moscovites se délient au grand jour. « Je ne pense pas que les Russes achètent sur place. Quand ils achètent, ils le font de façon très confidentielle, selon un système complexe », note Sonia Abracen, directrice de la galerie Feigen Aaron (Londres), ouverte en novembre pour sensibiliser la clientèle russe.
Les oligarques moscovites, qui attisent fantasmes et convoitises, s’activent d’ailleurs surtout dans les salles de ventes. À l’instar d’un Roman Abramovitch, ils cherchent aussi à transférer leurs capitaux à Londres ou en Suisse plutôt qu’à injecter de l’argent dans leur pays. Les marchands peuvent surtout miser sur la clientèle intermédiaire, curieuse mais moins tapageuse que celle qui s’est enrichie par le pétrole. « Les couches sociales en Russie sont en train d’évoluer. Depuis quatre ans, la classe moyenne est en train de se former. C’est le symbole d’une société qui se stabilise. Il y a beaucoup de gens très aisés qui n’achètent pas à 300 000 euros, mais entre 10 000 et 15 000 euros, ce qui est le poumon de la profession d’antiquaire », indique le décorateur russe Andrei Dellos. Un sentiment que partage Benoît Sapiro de la galerie Le Minotaure (Paris), qui compte sur un vivier de petits industriels très actifs. Il conserve l’esprit de son précédent accrochage, mais réduit la quantité d’œuvres sur papier, support que les Russes n’apprécient encore que timidement. Tout en maintenant la même gamme de prix entre 25 000 et 150 000 euros, il s’autorise quelques extra avec notamment la Cuisine communautaire d’Ilya Kabakov, proposé pour 800 000 euros, ou un grand Lanskoy issu de la vente Olga Carré, pour 500 000 euros. Pour sensibiliser un spectre plus large de clients, la Galerie du XXe siècle (Paris) a révisé à la baisse ses tarifs de l’an dernier, optant pour une fourchette de 15 000 à 400 000 euros.
Après l’exercice divinatoire pratiqué l’an dernier pour délimiter le « goût russe », les périmètres s’affinent peu à peu. « Il y a deux ou trois catégories d’acheteurs. Ceux qui aiment l’école figurative, celle de Saint-Pétersbourg du XIXe siècle. L’avant-garde est très peu collectionnée par les Russes, car ils ont conscience des problèmes d’authenticité. La troisième tendance est la seconde école de Paris », égrène Jérôme Le Blay de la Galerie du XXe siècle. Outre les allers-retours Moscou-Paris, prisés notamment par la galerie Philippe Samuel (Paris), la plupart des exposants misent sur des évidences artistiques. C’est le cas d’Antoine Laurentin (Paris), qui prévoit notamment des œuvres de Maurice Denis, dont les célèbres Chtchoukine et Morozov étaient les plus gros collectionneurs. Luc Bellier (Paris) affiche pour sa part des œuvres entre 1890 et 1900 en résonance avec le goût ambiant pour l’Art nouveau dont on découvre la version meuble chez Franck Laigneau. Dans le domaine ancien, Sonia Abracen relève un intérêt pour les tableaux de provenance russe et les sujets liés plus ou moins directement à l’histoire et au patrimoine local. Ce postulat en tête, elle affiche un tableau représentant l’escalier de pierre d’Hubert Robert, dont une variante se trouve au Musée Pouchkine à Moscou, et un Portait de la princesse Bariatinski par Winterhalter. La galerie Ratton-Ladrière (Paris), qui a noué des contacts depuis deux ans avec deux Russes, note enfin un goût pour la Renaissance et les marbres de couleur.
Effort pédagogique
En matière de meubles du XVIIIe siècle, la Russie ne fait pas figure d’eldorado. La tentation du baroque et du clinquant reste encore de mise. Comme le rappelle Andrei Dellos, jusqu’il y a trois ans les connaissances se limitaient aux meubles Napoléon III ! Pour les accoutumer au grand goût français, les Rossi et les Segoura (Paris) segmentent leur stand entre le Louis XV et le Louis XVI. « L’an dernier, les tableaux marchaient mieux que les meubles. Au départ, les visiteurs ne comprenaient pas pourquoi des objets en bois pouvaient coûter aussi cher. Ils saisissaient davantage les prix quand il s’agissait de candélabres en bronze », indique l’antiquaire Marella Rossi (Paris). D’après les observateurs, il faudra sans doute trois à cinq ans avant que les Russes se familiarisent avec les prix et les méthodes de travail. L’effort pédagogique est d’ailleurs nécessaire dans les deux sens, du côté également des marchands qui aimeraient des retombées immédiates, vu l’ampleur de l’investissement. « Le conseil que je donne aux antiquaires est de ne pas précipiter les choses, mais de préparer le terrain sur le plan théorique », insiste Andrei Dellos. Autre conseil, donné par Brigitte Saby : « Il faut que les antiquaires soient très sûrs de leur marchandise. S’ils vendent quelque chose de pas conforme, ça risque d’être dangereux. » Le message semble entendu...
- Directeur du salon : Sixtine Crutchfield
- Nombre d’exposants : 69
- Nombre de visiteurs attendus : 50 000
- Prix au m2 : 600 euros HT
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Campagne de Russie
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Abonnez-vous dès 1 €Du 20 au 26 septembre, le Manège, Manezhskaya Square, Moscou, Russie, tlj 13h-21h
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°220 du 9 septembre 2005, avec le titre suivant : Campagne de Russie