Chronique

Brexit, disco, fanfare et confiseries

Par Emmanuel Fessy · Le Journal des Arts

Le 18 octobre 2018 - 582 mots

Grande-Bretagne. Pressons-nous d’en rire, de peur d’être obligé d’en pleurer.

Alors, félicitons Theresa May pour son sens si british de l’autodérision, avant de nous inquiéter de son aveuglement et de sa surdité. Lors du congrès du Parti conservateur, la Première ministre britannique est entrée sur scène en tentant, vaille que vaille, de swinguer au rythme de « Dancing Queen », le tube disco du groupe Abba. La vidéo vaut le coup d’œil. D’autant que, à six mois de l’application du Brexit, celle qui se déhanche plus qu’elle ne danse a pris un engagement : l’organisation, en janvier 2022, d’un festival de la Grande-Bretagne et de l’Irlande du Nord pour « célébrer la diversité ainsi que le talent de notre nation et marquer ce moment de renouveau national avec une célébration inoubliable ». Le retour à l’insularité aura donc sa fête – l’équivalent de 135 millions d’euros serait budgété – avec un programme isolationniste et une communication appropriée.

Parler de « renouveau national », c’est être aveugle au travail des artistes du XXIe siècle qui revendiquent d’appartenir à une génération post-passeport, celle qui aime confronter les propositions, se nourrir d’altérité plus que d’une stricte identité. Les artistes pourront toujours naviguer sur Internet, mais leur circulation physique, comme celle de leurs œuvres, pourrait être entravée par le Brexit. C’est être sourde aux craintes émises par l’ancien directeur de la Tate, Nicholas Serota, aujourd’hui président de l’Arts Council England, par celles émanant du rapport rédigé par une commission de la Chambre des lords comme du Royal Institute of British Architects (RIBA). Tous s’inquiètent du repli sur soi, artistiquement, psychologiquement, intellectuellement, mais aussi économiquement, chiffres à l’appui prouvant le soutien budgétaire que leur apporte l’Europe. L’année retenue pour une telle célébration est aussi suspecte : 2022, celle des élections générales.

Pour brouiller les cartes, Theresa May fait référence au Festival of Britain monté en 1951 par un gouvernement travailliste, mais celui-ci visait beaucoup plus à célébrer la reconstruction d’après-guerre qu’un « renouveau national ». En revanche, elle se garde bien d’évoquer la Fanfare for Europe voulue en 1973 par son collègue conservateur, Edward Heath, pour célébrer les fiançailles de l’île avec le continent. La Fanfare faisait résonner des expositions plutôt convenues : la Grande-Bretagne vue par les impressionnistes français, les trésors du marché commun (neuf chefs-d’œuvre prêtés par neuf États membres)… Dans ce concert classique, la Whitechapel de Londres détonnait. Voulant à juste titre échapper à une récupération politique, Jenny Stein, sa directrice à l’époque, accepta d’organiser une exposition, mais de… confiseries. Elle prit son bâton de pèlerin et rapporta un kaléidoscope étonnant de bonbons et chocolats d’Europe, des plus bizarres. Le New York Times avait ironisé, en saluant « un résultat aussi beau que révoltant gastronomiquement ». La Whitechapel a voulu faire revivre cet événement en commandant récemment à Ulla von Brandenburg, avec le soutien du prix Marcel Duchamp, un film, Sweet Feast, qu’elle présente jusqu’au 31 mars 2019. Pour inciter le spectateur à participer à cette joie expressive, l’artiste allemande – vivant à Paris – a imaginé une structure particulièrement colorée, sur laquelle il est invité à déambuler, s’asseoir ou s’allonger. En regardant Sweet Feast,le visiteur retrouve l’enthousiasme qui avait associé, il y a quarante-cinq ans, des enfants à la découverte d’un art populaire européen et leur frénésie inattendue à dévorer ces confiseries multicolores, au dernier jour de l’exposition. Les couleurs sont toujours là, mais elles sont devenues celles d’un enterrement.

Ulla von Brandenburg donnera une conférence le mercredi 14 novembre à 18 h 30 à l’Ensad, 31, rue d’Ulm, 75005 Paris. Entrée libre.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°509 du 19 octobre 2018, avec le titre suivant : Brexit, disco, fanfare et confiseries

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