Coincé entre la Chine et l’Inde, le Bhoutan mise sur la culture pour développer son « bonheur national brut ». Notre envoyé spécial rapporte cependant qu’il n’est pas si facile d’y protéger le patrimoine historique face au béton armé et à la télévision.
«Chaque pays – chaque Nation – doit être porteur d’un grand rêve. Au Bhoutan, celui-ci se nomme “bonheur national brut”. Sans grand rêve, sans étoile Polaire pour les guider, les Nations courent le risque de se perdre en route et d’échouer. Comment dresser des perspectives, bâtir des plans, trouver des ressources en soi quand l’on ne sait pas où l’on va ? », tonne Thakur S. Powdyel dans l’entretien qu’il nous a accordé cet été. Le ton rappelle celui de Malraux. Les mots sont scandés, le regard de braise plonge dans celui de son interlocuteur. Sanglé dans son gho écossais – le vêtement traditionnel mi-kilt, mi-kimono – paré de manchettes blanches, enveloppé d’une écharpe cérémoniale orange, le ministre de l’Éducation du Bhoutan est assis sous un portrait du jeune et très glamour Jigme Khesar Namgyel Wangchuck, le roi du Bhoutan.
Coincé entre l’Inde et la Chine, ce pays grand comme la Suisse fait figure d’oasis de paix sociale et de démocratie dans un sous-continent en proie au fléau de la pollution, des inégalités sociales, des haines ethniques et de la corruption. Ici, malgré un rythme de développement rapide, une croissance forte (elle devrait atteindre 9,8 % en 2012) et un PIB élevé pour la région (6 000 dollars [4 776 euros] par habitant, contre 3 700 dollars en Inde), les paysages et la nature sont restés préservés. Et le processus de développement n’a pas entamé une culture et des traditions ancestrales bouddhistes demeurées très vivaces.
Les clés de ce petit miracle ? Au Bhoutan, le PNB, l’indicateur de référence de nos sociétés, a été détrôné par le « BNB », le « bonheur national brut ». Le bonheur, crime de lèse-majesté, a été placé au-dessus de la performance économique. Le Bhoutan est le seul pays au monde à avoir inscrit le bonheur de ses 700 000 habitants au cœur des politiques publiques. Aucun projet, aucune loi ne peut être adopté sans l’aval de la Commission du BNB.
Développement social et équitable durable, protection et préservation de l’environnement, promotion d’une bonne gouvernance et préservation de la culture et du patrimoine sont les quatre piliers sur lesquels repose le BNB.
« Notre force réside dans notre identité culturelle, qui contribue au bien-être et au bonheur de la population, insiste, les yeux brillants et le ton posé, Karma Tshiteem, le secrétaire de la Commission du bonheur national brut. Préserver et renforcer l’identité culturelle du Bhoutan, dans le processus rapide de développement que nous connaissons, est pour nous une priorité. »
Dzongs et chortens
Au Bhoutan, les pratiques culturelles sont restées très vivantes. En témoignent les nombreuses fêtes laïques et surtout religieuses – les tsechu – qui animent tous les dzongs, les chefs-lieux de districts, et un grand nombre de villages, tous les ans plusieurs jours d’affilés. Ces fêtes colorées et très populaires sont vivement encouragées par le gouvernement.
Pour préserver sa culture et ses valeurs traditionnelles, le Bhoutan a mis en œuvre une politique culturelle dirigiste édictée en 1990 et connue sous le nom de « Driglam Namzha ». Celle-ci règle le déroulement des cérémonies et le comportement de chacun en fonction de son rang. Le Driglam Namzha vise aussi à intégrer les minorités ethniques afin de forger une identité nationale commune. C’est à ce code de bonne conduite que les Bhoutanais doivent aussi le port du vêtement traditionnel – go pour les hommes, kira pour les femmes – au bureau, au temple, au monastère, dans les lieux publics et lors des cérémonies officielles.
L’architecture traditionnelle, considérée elle aussi comme un facteur essentiel d’affirmation de l’identité culturelle nationale (lire p. 9) fait l’objet d’une attention plutôt vigilante des autorités.
Paradoxalement, il n’existe pas au Bhoutan de véritable ministère de la Culture. Il a fallu attendre 1985 pour que soit créée une Commission nationale des affaires culturelles rattachée au ministre de l’Intérieur. C’est à elle qu’il revient de conserver, protéger, développer et promouvoir le patrimoine culturel du pays. À elle que sont rattachés la Bibliothèque nationale de Thimphu (l’unique bibliothèque publique du pays), l’Académie royale des arts de la scène et les quatre musées du Bhoutan : le Musée du textile, les musées nationaux de Paro et Trongsa et le Musée des arts populaires.
Beckham détrône le roi « Avant que la télévision n’arrive au Bhoutan en 1999, si vous demandiez à un petit Bhoutanais qui était son idole, il vous répondait aussitôt : “le roi”. Quelques semaines après l’arrivée de la petite lucarne, David Beckham avait détrôné le roi, avant d’être lui-même éclipsé par les stars de Bollywood », s’amuse Kinley Dorji, le secrétaire d’État à l’information et à la communication. Pour se protéger du flot continu des 190 chaînes de télévision internationales, quelque peu éloignées des valeurs de respect de l’autre, d’amour, et de compassion promues par la philosophie du bonheur national brut, le Bhoutan a misé sur le développement de ses propres médias et de ses propres contenus. Résultat ? La BBS (Bhutan Broadcasting Service Cooperation) est aujourd’hui la chaîne la plus regardée du pays. Parallèlement, le Centre bhoutanais pour les médias et la démocratie, fondé en 2008 afin de renforcer la culture démocratique, a mis en place un atelier visant à développer une lecture critique des programmes télévisés.
Pour damer le pion à Hollywood et Bollywood, le gouvernement a encouragé la création d’une industrie cinématographique nationale. « Près de 150 films ont été produits depuis 1988, date de la sortie de Gasa Lamai Singye, la toute première fiction bhoutanaise, » s’est exclamé, en juillet, Jigmi Y. Thinley, le Premier ministre, lors de son traditionnel discours sur l’état de l’Union indienne. « C’est un cinéma populaire très influencé par Bollywood », tempère Kunzang Choden. L’écrivaine publiée chez Actes Sud (Arles) bataille pour tenter de promouvoir la lecture dans un pays passé sans transition d’une culture orale au règne de l’image animée. « C’est symptomatique. Presque tous les bâtiments publics de Thimphu, notre capitale, ont été restaurés, réaménagés ou agrandis depuis trente ans, à l’exception de la Bibliothèque nationale », s’emporte l’auteure du Cercle du Karma.
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Bhoutan : la culture, clé du bonheur
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Abonnez-vous dès 1 €Le monastère bouddhiste de Taktsang, 1692, à flanc de falaise dans la vallée de Praro, Bhoutan. © Tourism Council of Bhutan
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°375 du 21 septembre 2012, avec le titre suivant : Bhoutan : la culture, clé du bonheur