Depuis décembre 2015, le programme « Multaka » forme des réfugiés au métier de guide de musée, lesquels assurent des visites pour des migrants syriens et irakiens dans quatre institutions de la capitale allemande. Cette initiative, mise en place de manière remarquablement rapide par les pouvoirs publics, rencontre un certain succès.
BERLIN - Le projet « Multaka » forme des réfugiés au métier de guide de musée, afin que ceux-ci assure ensuite eux-mêmes des visites gratuites, en arabe, aux migrants. Alors que les initiatives se sont multipliées aussi bien dans la société civile que dans les institutions culturelles en vue de l’intégration des migrants, le projet Multaka a été érigé en symbole de la « Willkommen Kultur », la culture de l’accueil prônée par la chancelière allemande Angela Merkel – et son désormais célèbre « nous allons y arriver » en Allemagne. En 2015, l’Allemagne a accueilli 1,1 million de migrants, dont 79 000 ont rejoint le Land de Berlin.
Ce programme de médiation culturelle original, lancé par les Musées d’État de Berlin, a connu un succès immédiat et fulgurant. Depuis sa mise en place en décembre 2015, plus de 4 000 visiteurs ont participé à ces visites qui sont proposées deux fois par semaine dans quatre musées : au Musée d’art islamique et au Musée du Proche-Orient, deux musées distincts hébergés dans un même bâtiment du Musée de Pergame ; au Musée d’art byzantin abrité au Musée Bode, et enfin au Musée historique allemand, qui ne fait pas partie des musées d’État de Berlin.
Le mot arabe « multaka » signifie en français « lieu de rencontre, forum ». Selon Stefan Weber, directeur du Musée d’art islamique et l’un des initiateurs du projet Multaka, ces guides ne se contentent pas de réciter ce qu’ils ont appris, mais choisissent des artefacts qui sont significatifs pour eux. « À l’aide des objets de notre passé, des questions de notre présent sont débattues. Les musées deviennent des espaces de réflexion sur les identités collectives. Plusieurs milliers de personnes déplacées ont ainsi visité les musées, pour discuter activement, et c’est important, de leur histoire et de l’histoire allemande », souligne-t-il.
Rapide mise en œuvre
L’idée de Multaka a surgi à l’automne dernier, en marge d’un autre projet, le « Projet d’archivage du patrimoine syrien », autour de la constitution depuis 2013 d’une base de données pour évaluer les dommages subis par le patrimoine en Syrie. La documentation recueillie, qui comprend plus de 100 000 photographies, plans, ainsi que des scans en trois dimensions, pourra servir ultérieurement à des fins de reconstruction. Une fois l’idée émise, le projet Multaka a été mis en place à une vitesse surprenante. Le ministère fédéral de la Famille a immédiatement débloqué les fonds nécessaires, et les musées, notamment leurs services de médiation, se sont mobilisés très rapidement. Le projet a commencé début novembre, et cinq semaines plus tard les premières visites avaient lieu, relève Robert Winkler, son responsable. La réussite escomptée était pourtant incertaine. « Nous étions persuadés de la pertinence du concept, explique Robert Winkler, mais au départ, nous nous sommes demandé si ça allait fonctionner. Il s’agit d’un public sensible, constitué de réfugiés, qui ont vécu des situations dramatiques et traumatiques. Voudraient-ils visiter des musées ? » Les organisateurs ont toutefois été vite rassurés : le succès a été au rendez-vous, les visites ont fonctionné à plein dès le début. Le programme répond à une forte demande, observe Robert Winkler. Alors que les réfugiés consacrent une grande partie de leur temps à des démarches administratives pour leur demande d’asile, visiter un musée leur fournit une distraction du quotidien.
Au Musée de Pergame, Syriens et Irakiens ont une relation directe avec les objets exposés. Au Musée historique allemand, les visites portent essentiellement sur la période de l’après-guerre. L’exemple de la reconstruction de l’Allemagne après la Seconde Guerre mondiale est porteur d’espoir.
Robert Winkler précise que le succès du projet tient à la mobilisation et au soutien des institutions, mais aussi à l’enthousiasme et à la conviction de tous les participants. Le réseau tissé par le Musée d’art islamique avec la Syrie depuis plusieurs années a également été primordial. Au départ, dix-neuf guides, syriens et irakiens, ont été recrutés par le bouche-à-oreille parmi des migrants berlinois ; ils ont suivi une formation de quatre jours. Certains, pour être archéologue, islamologue, architecte ou artiste, ont un lien avec l’art. Mais d’autres sont musicien, économiste ou bien encore juriste. Cette diversité est une richesse, souligne Robert Winkler, et permet de développer une nouvelle approche. Les réseaux ont également joué un rôle primordial pour faire connaître le projet parmi les réfugiés. Sur le conseil des guides, les organisateurs ont dans un premier temps activé les réseaux sociaux : les visites étaient annoncées exclusivement sur la page Facebook du projet. Par la suite, des flyers ont été imprimés, et un site Web est en cours d’élaboration : « Nous nous sommes d’abord assurés que le programme fonctionne, avant de nous occuper des structures. En temps normal, nous aurions sûrement fait l’inverse. Mais là, il s’agissait de pouvoir aider les gens rapidement », indique Robert Winkler.
Des guides très investis
Bachar al-Chahin, l’un des guides du projet Multaka, apprécie particulièrement le contact avec les visiteurs. Il est arrivé à Berlin en septembre 2015. En Syrie, il était guide touristique, employé par la Direction générale des antiquités et des musées du ministère de la Culture. Il s’est enfui une première fois de Syrie en 2013, après avoir été kidnappé par des forces rebelles. Sa vie n’a tenu qu’à un fil : un membre de la communauté locale l’a reconnu et il a été relâché. Quelques mois plus tard, il tente de rentrer en Syrie. Entre-temps, son appartement a été détruit et il dort pendant plusieurs mois au Musée national de Damas, tout comme une dizaine de ses collègues pareillement sans abri. La situation n’étant pas tenable, il part pour l’Allemagne. Seulement deux mois après son arrivée, il devient guide au Musée du Proche-Orient.
Les guides sont très investis dans le projet. Bachar al-Chahin a par exemple participé au recrutement de la deuxième vague de guides, portant ceux-ci au nombre de vingt-cinq. Il a également élaboré des statistiques sur les participants aux visites de Multaka : il s’agit essentiellement d’une population jeune et éduquée. Mais pour une minorité d’entre eux, les visites s’offrent comme leur première excursion au musée.
« Beaucoup de visiteurs ont cette réaction : ces objets viennent de Syrie, d’Égypte, d’Irak, pourquoi sont-ils ici ? », raconte Bachar al-Chahin. « Je pense que c’est mieux que ces objets soient exposés dans différents musées du monde entier, parce que c’est un message pour l’humanité, et pas seulement pour le monde arabe ou musulman. C’est bénéfique pour la Syrie. » Le guide explique également au public que ces objets se trouvent plus en sûreté en Allemagne, au lieu d’être menacés en Syrie ou en Irak. « Les questions de provenance sont toujours complexes. Ces questions sont importantes et on ne doit pas les dissimuler, mais y répondre de manière honnête et ouverte. Mais c’est l’occasion de rappeler qu’une histoire commune lie nos deux pays, que des échanges culturels avaient lieu par le passé. Et de transformer cette expérience en message positif », déclare Robert Winkler.
Un projet porteur d’espoir
Le projet Multaka a déjà reçu deux prix, dont l’un spécifiquement créé par le ministère fédéral de la Culture pour récompenser les initiatives culturelles d’aide aux réfugiés. Ce ministère a par ailleurs débloqué en avril 85 000 euros, afin de lui permettre d’entrer dans une seconde phase. Des ateliers interculturels ouverts aux réfugiés et à la population locale seront prochainement mis en place, dans l’objectif de favoriser l’échange et l’intégration des migrants.
D’après Bachar al-Chahin, son expérience redonne de l’espoir aux migrants : il est syrien, réfugié, et travaille en arabe dans un musée. En outre, il a déjà été invité par l’artiste allemand Wolfgang Tillmans à exposer ses photographies dans un « espace projet ». « Le musée est ma patrie », conclut-il.
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Berlin, la culture comme vecteur d’intégration
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Abonnez-vous dès 1 €Bachar Alchahin, guide syrien, reçoit un chèque de la ministre de la Culture (en rouge). A droite de la ministre se tient Stefan Weber, directeur du Musée d'Art Islamique de Berlin. © Photo : I. Spicer.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°462 du 2 septembre 2016, avec le titre suivant : Berlin, la culture comme vecteur d’intégration