Les héritiers du banquier berlinois, collectionneur spolié par les nazis, réclament la restitution de cette œuvre à la compagnie d’assurance japonaise qui la détient aujourd’hui.
Tokyo. Subjugué de son temps par le Japon et par ses estampes, Van Gogh n’aurait pu imaginer, de son vivant, que l’un de ses plus célèbres « Tournesols » – issu d’une série de sept tableaux peints en 1888 et 1889 –, deviendrait, plus de cent trente ans après sa mort, l’objet d’une saisissante et tumultueuse affaire allant occuper les justices américaine et japonaise.
Le détenteur du chef-d’œuvre en question, la Sompo Holdings, géant japonais de l’assurance (9 000 employés et 92 milliards d’euros d’actifs dans le monde), ses filiales et son musée, le Sompo Museum of Art, installé dans le quartier de Shinjuku à Tokyo où la toile (la plus grande de la série, peinte en 1888) est exposée sous haute sécurité aux côtés de 630 autres œuvres, sont aujourd’hui poursuivis devant un tribunal fédéral de l’Illinois par les trois héritiers de l’ancien propriétaire du tableau : Julius H. Schoeps, un historien allemand très réputé, spécialiste de la Shoah ; Britt-Marie Enhoerning et Florence Von Kesselstatt, défendus par le puissant cabinet américain K&L Gates.
Pour comprendre les motivations des plaignants, lesquels réclament, outre la restitution de l’œuvre, 750 millions de dollars américains (près de 100 milliards de yens) de dommages et intérêts, il faut remonter le fil de l’histoire. Leur ancêtre, l’ex-propriétaire de la toile, était Paul von Mendelssohn-Bartholdy (1875-1935), un banquier juif berlinois, à la tête alors d’une des cinq plus grandes banques allemandes, connu pour avoir été harcelé et persécuté par les nazis, lesquels voyaient en lui un collectionneur d’œuvres d’art moderne et « dégénéré ». Aussi, en 1934, les nazis obligèrent Paul von Mendelssohn-Bartholdy à se séparer de son Van Gogh : à le vendre de force à un prix déprécié. Or, cinquante-trois ans plus tard, c’est ce même tableau, pièce maîtresse de l’art mondial, que l’un des prédécesseurs de la Sompo Holdings, la société Yasuda Fire & Marine Insurance Co, a acquis aux enchères chez Christie’s à Londres, en 1987, en pleine bulle financière japonaise, pour un montant de 39,9 millions de dollars. À la fois une sensation et un record : c’était l’œuvre d’art la plus chère jamais acquise à l’époque. « J’avais débuté alors mes recherches sur le destin des collections d’art détenues par des Juifs, en Allemagne, durant la dictature nazie, et j’étais stupéfait que la maison de ventes britannique ne donne aucune explication sur la provenance plutôt problématique de cette toile », témoigne aujourd’hui Clémens Toussaint, Allemand d’origine française, souvent présenté comme le détective privé de l’art le plus célèbre du monde. Et le plus redoutable ! Rien qu’au Japon, il a obtenu la restitution d’un Edgar Degas et d’un Paul Klee.
Mauvaise foi ou pas, à l’époque, en amont des enchères et de la transaction, il semble qu’une vérification diligente et parfaite de l’œuvre – documents d’authenticité, rapports des conservateurs sur son état et son histoire – n’ait pas été accomplie dans les règles de l’art. Avec un bémol toutefois, d’importance : l’assureur Yasuda était-il au courant, dès l’acquisition de l’œuvre, du destin mouvementé de l’œuvre sous le régime nazi ? En 2000, en effet, le groupe Yasuda a déclaré être « profondément préoccupé » par l’idée que l’œuvre de Van Gogh acquise treize ans plus tôt à Londres ait pu être victime de la politique nazie. À en croire le document de la plainte daté de début 2023 – un rapport de 142 pages rédigé par une institution fédérale américaine que Le Journal des Arts s’est procuré –, il se pourrait même que l’assureur japonais, « qui savait », « en toute connaissance de fait et de cause », ait péché par « indifférence téméraire ». En clair : Yasuda savait avoir acquis « à tort » une œuvre historiquement entachée, mais aurait décidé d’aller de l’avant et de faire fructifier son acquisition. Depuis trente-cinq ans, des foules se sont ruées au musée Sompo de Tokyo pour s’extasier devant les Tournesols. La valeur de l’œuvre s’est en outre envolée. Le Japon n’a pas ratifié la déclaration de Washington en 1998 (sur les biens volés par les nazis) ni celle de Terezín, qui a suivi, en 2009.
« Les héritiers du banquier berlinois spolié demandent la restitution physique de l’œuvre. Cette plainte n’est ni frivole ni tirée par les cheveux, constate Clémens Toussaint. Elle rappelle qu’après 1945, le monde et en particulier le monde de l’art ont très peu parlé du pillage exercé par le régime nazi sur les collectionneurs juifs allemands, lesquels ont été de surcroît exterminés car il fallait se débarrasser de ces témoins gênants. Sompo Holdings, qui affirme pour sa part défendre et promouvoir de hauts standards éthiques, pourrait se retrouver dans l’obligation de négocier une solution raisonnable au litige et ainsi réparer ce qu’il faut bien qualifier, devant les faits établis, de défaut historique. » La bataille juridique s’annonce âpre, longue et complexe. L’assureur japonais n’a pas encore reçu la plainte des États-Unis mais s’est déjà entouré d’une armée d’avocats. Et affirme qu’il défendra « vigoureusement ses droits de propriété sur le tableau ».
Une œuvre solaire et mystérieuse qui fascine les Japonais
Peu après le 30 mars 1987, date de l’acquisition par son groupe d’une des deux toiles les plus symboliques de la série des « Tournesols » (les seules à atteindre 100,5 x 76,6 cm) – l’autre se trouve au Philadelphia Museum of Art aux États-Unis –, un porte-parole de l’assureur Yasuda affirmait à la presse que « chaque Japonais et même chaque écolier, chaque collégien et chaque lycéen japonais connaît ce tableau qui n’a aucun autre équivalent parmi les œuvres de Van Gogh et les impressionnistes ». Depuis, l’œuvre trône au 42e étage du siège de la Sompo Holdings et continue de fasciner dans l’Archipel. Les Japonais apprécient cette fausse nature morte, solaire et mystérieuse : à leurs yeux, chacun de ces tournesols peints, au cœur marron, aux pétales jaune colza et aux nuances mordorées, vit, tel « un soleil de jardin », qu’il soit en bouton, épanoui ou fané – comme autant de métaphores d’expressions humaines. L’œuvre exposée à Tokyo n’est pas la première de la série à avoir été acquise par des Japonais. L’une d’elle, intitulée Vase avec cinq tournesols (98 x 69 cm), peinte en août 1888, a été détruite à Tokyo, le 6 août 1945 (jour du bombardement atomique de Hiroshima), dans un incendie déclenché par un bombardement américain.
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Âpre bataille juridique nippo-américaine autour des « Tournesols » de Van Gogh
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°603 du 20 janvier 2023, avec le titre suivant : Âpre bataille juridique nippo-américaine autour des « Tournesols » de Van Gogh