Réputés bruyants et indisciplinés, les enfants de 0 à 6 ans ont longtemps été tenus à l’écart des lieux d’exposition. Aujourd’hui, ce public aux besoins particuliers est un levier important de la démocratisation culturelle.
Au cœur de l’atrium du Palais des beaux-arts de Lille, entre la librairie-boutique et le café, « 1, 2, 3 couleurs » accueille un réjouissant remue-ménage dans une structure ronde d’environ 150 m2. Les enfants de 0 à 6 ans et leurs accompagnants peuvent y découvrir gratuitement, sur réservation, les œuvres de deux artistes contemporains. Dans un premier espace, à côté d’un vestiaire où se déchausser, une installation d’Eltono (né en 1975) se décline en trois temps, au gré d’un atelier de 45 minutes. Invités par une médiatrice à disposer sur un mur des panneaux en bois peints, des enfants entre 2 et 6 ans agencent ensuite sur le sol des blocs de mousse colorés, puis déplacent des formes verticales montées sur roulettes pour en faire une cachette ou un labyrinthe. Comme l’indique son titre, Espaces manipulables défait les usages auxquels les visiteurs se plient d’ordinaire : non seulement on peut, mais on doit toucher ses éléments pour l’activer. « J’ai l’habitude de travailler illégalement dans la rue, où la désacralisation de l’œuvre est la règle, explique Eltono. Cette perte de contrôle a toujours été la base de mon travail, et il était cohérent de créer une installation destinée à être manipulée, voire léchée… Ça permet une vraie interaction entre l’artiste et les participants. » Le principe vaut aussi pour l’œuvre de Claude Como (née en 1964) présentée dans un autre espace, à destination des enfants de 0 à 24 mois. Sur le sol et les murs, Jeu-minots compose un paysage de laine touffetée. Sous l’œil ravi de leurs parents, quelques bébés s’ébattent dans son confort moelleux de poufs et de tapis. Qu’ils portent à leur bouche des pièces de laine ne semble pas poser problème. Au contraire : « L’espace offre des approches très sensorielles, l’enfant y apprend quelque chose par son corps », explique Juliette Barthélémy, responsable du service médiation au Palais des beaux-arts.Pour être au plus près des besoins des tout-petits, « 1, 2, 3 couleurs » a été conçue avec le concours des équipes de médiation de Mille Formes. Inauguré en décembre 2019 à Clermont-Ferrand, grâce à un partenariat avec le Centre Georges Pompidou à Paris, ce centre d’art de 700 m2 à destination des 0-6 ans propose une programmation alliant design, arts plastiques, danse et cinéma, mais aussi interventions hors les murs, formations à la médiation, colloques et temps d’échanges autour de la parentalité. C’est là qu’ont été produites et présentées pour la première fois les œuvres d’Eltono et de Claude Como. C’est aussi là qu’ont été formées les médiatrices qui ont guidé et conseillé les équipes lilloises. Au Palais des beaux-arts, leur expérience a été précieuse pour conforter le projet scientifique de l’établissement et sa stratégie d’élargissement des publics. Comme « Prière de toucher », qui invitait à découvrir un ensemble de sculptures du bout des doigts, ou « Open Museum », qui place chaque printemps une culture populaire – jeu vidéo ou bande dessinée – au cœur des collections, « 1, 2, 3 couleurs » se conçoit comme un ingrédient clé de l’éducation artistique mais aussi de la démocratisation culturelle. Il s’agit d’« acclimater » les jeunes enfants à la fréquentation des lieux pour en faire potentiels visiteurs, ainsi que d’encourager les parents à en franchir les portes. À lire les chiffres, la recette paie : en 2023, le Palais des beaux-arts de Lille a accueilli 380 979 personnes, soit 12 % de plus qu’en 2022.
Pourtant, on aurait eu bien du mal à imaginer, il y a quelques années, que les bébés puissent faire l’objet d’une telle attention : cantonnés à leur présence muette dans les collections sous la forme d’Enfants Jésus, de puttis ou de chérubins, ils étaient à la fois redoutés pour leurs cris et jugés bien trop jeunes pour apprécier une œuvre d’art. Alors que les visites et ateliers à destination des scolaires sont un rituel bien rodé, ils n’étaient, le plus souvent, pas même comptabilisés dans la billetterie.« Les contraintes de l’univers muséal pèsent particulièrement sur la présence des jeunes enfants, tout le monde en convient », note Sylvie Rayna, chercheuse en sciences de l’éducation, dans l’introduction de Bébés au musée, ouvrage publié en 2022 sous sa direction. L’interdiction de toucher, de faire du bruit, la position des œuvres à hauteur d’adulte, le primat de la vue ne sont pas vraiment favorables à l’accueil des tout-petits. « Leur relation à l’art passe par le faire et la participation, explique Patrice Chazottes, ancien directeur adjoint des publics à Beaubourg, missionné pour la création de Mille formes. Or, quand je suis arrivé à Beaubourg en 2002, il fallait présenter sur socle les œuvres qui leur étaient destinées. À ce compte-là, autant aller voir les collections permanentes ! » Les Bébés au musée recense pourtant quelques initiatives pionnières. Parmi elles, les visites et formations organisées depuis 15 ans au Musée Fabre, à Montpellier, ou encore la mise en place, en 2004, d’ateliers d’éveil à destination des tout-petits au Musée Picasso à Antibes. On pourrait y ajouter le Musée en herbe, ouvert dès 1975 à l’initiative de trois étudiantes en muséologie, dont Sylvie Girardet, son actuelle directrice. Ou l’Atelier des enfants, conçu en 2010 par le designer Mathieu Lehanneur au Centre Georges Pompidou, à Paris. Portées par les services de médiation, ces initiatives doivent leur succès aux liens qu’elles ont su tisser avec les crèches, réseaux d’assistantes maternelles, PMI, services pédiatriques… « Dans les musées, on a la compétence artistique, mais pas la compétence petite enfance », rappelle Juliette Barthélémy. Or, l’accueil des tout-petits suppose une approche pluridisciplinaire croisant psychologie, pédagogie et histoire de l’art. Les professionnels de la petite enfance en sont des acteurs clés, et c’est dans ce champ qu’ont surgi, au début des années 1980, les premières préconisations publiques en matière d’éveil culturel précoce. En 1982, le rapport Bouyala-Roussille consacre un chapitre entier à ce sujet, qui s’affirmera ensuite dans les politiques publiques comme un levier important du développement affectif et cognitif de l’enfant. En 2016, le rapport de la psychologue et psychanalyste Sylviane Giampino souligne l’intérêt d’accueillir des artistes dans les crèches et les maternelles, et la nécessité de former les professionnels de la petite enfance à l’éveil artistique. Deux ans plus tard, Sophie Marinopoulos publie à son tour un rapport sur la « santé culturelle ». La psychanalyste y pointe la dégradation des liens de parentalité sous l’effet des écrans et de modes de vie de plus en plus contraints, et parle même – l’expression est forte – de « malnutrition culturelle » chez les 0-3 ans. Pour y remédier, elle prône la mise en place, à l’échelle nationale, d’une politique ambitieuse d’éveil culturel et artistique (ECA) centrée sur le lien enfants-parents (LEP).
Sans souscrire aux thèses de Sophie Marinopoulos, la Maison des petits, au Centquatre (Paris), sollicite ainsi la création, le jeu et l’éveil culturel comme autant de moyens de renforcer ce lien. Inspirée par les Maisons vertes de Françoise Dolto, elle est, selon Nicole Roux, sa directrice, « un lieu d’art contenant où les familles sont accueillies, écoutées dans leur singularité » par une équipe d’artistes et de psychologues. À ce titre, son aménagement a fait l’objet d’une attention toute particulière : « Nous voulions montrer aux familles qu’elles étaient les bienvenues dans un lieu d’art et avons donc sollicité Matali Crasset, designeuse célèbre, raconte Nicole Roux. Elle a eu un cahier des charges très précis pour porter notre projet et a conçu plein d’astuces pour permettre aux familles de se sentir à l’aise. » L’accueil des tout-petits plaide en effet pour la création d’espaces adaptés à leurs besoins, mais capables de rassurer leurs accompagnants. « Les adultes sont les premiers accompagnateurs, explique Sarah Mattera, directrice de Mille Formes. De ce fait, nous ne voulions pas être connotés comme lieu d’accueil de la petite enfance. Notre parti pris a été de ne pas proposer des éléments à hauteur d’enfant, mais de leur permettre d’accéder à tout. Laure Jaffuel, designeuse du lieu, a aussi veillé à la fluidité entre chaque espace. Accueillir implique de créer un lieu sûr. » L’impératif de sécurité suppose aussi de respecter un cahier des charges strict : exit les matériaux polluants ou dangereux, les hauteurs trop élevées… Des contraintes d’autant plus cruciales qu’elles permettent d’assouplir les règles côté visiteur. « Pour mettre à l’aise les publics, il faut limiter interdictions et injonctions, explique Patrice Chazottes. Un bébé peut être très bruyant, et l’équipe de médiation joue un rôle important pour rassurer. »Favoriser l’accueil des tout-petits incline vers une programmation diversifiée et susceptible de plaire au plus grand nombre, y compris à des publics éloignés du monde de l’art. Le Musée en herbe fait par exemple la part belle au street art : après Invader, L’Atlas ou Speedy Graphito, il accueille Julien Malland, alias Seth. À Mille Formes, les artistes sollicités se partagent entre art urbain, design, illustration… : autant de champs supposant l’interaction et l’intégration de contraintes fortes au processus de création. « Notre ambition est de donner aux enfants une approche pluridisciplinaire de l’art, explique Sarah Mattera. L’ouverture et la rencontre avec les artistes sont au fondement du projet. »Les projets d’espaces dédiés aux 0-6 ans fleurissent un peu partout en France. Après la Cité des bébés qui rouvrira en 2024 à la Cité des sciences et de l’industrie (Paris), succédera, l’année suivante, l’inauguration d’une antenne de Mille Formes à Montpellier. À Lille, l’exposition « 1, 2, 3 couleurs » préfigure aussi l’installation, à l’horizon 2026, d’une galerie permanente dédiée aux enfants. « Elle sera un lieu structurant, promet Bruno Girveau, directeur du Palais des beaux-arts. Avec deux galeries thématiques dédiées à l’écologie et la mondialisation, elle ouvre le musée à tous les âges et marque la volonté d’y proposer une expérience globale. » Comme à Clermont-Ferrand, où l’impulsion du maire, Olivier Bianchi, fut décisive dans la création de Mille Formes, cette ambition est activement soutenue par la municipalité : « Le projet s’inscrit dans la dynamique de la “Ville à hauteur d’enfant”, expliquent Charlotte Brun et Marie-Pierre Bresson, adjointes au maire de Lille chargées de la Ville éducatrice et de la Culture. Ce laboratoire citoyen entend être à l’écoute de leurs besoins dans une perspective d’inclusion universelle. Dès lors qu’une politique s’intéresse aux plus vulnérables, elle s’intéresse à tous. »
L’accès à la totalité de l’article est réservé à nos abonné(e)s
Aller au musée, c’est bien fait pour les petits
Déjà abonné(e) ?
Se connecterPas encore abonné(e) ?
Avec notre offre sans engagement,
• Accédez à tous les contenus du site
• Soutenez une rédaction indépendante
• Recevez la newsletter quotidienne
Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°773 du 1 mars 2024, avec le titre suivant : Aller au musée c’est bien fait pour les petits