Le point le plus singulier de la décision de la Cour de cassation dans l’affaire Walter est de consacrer la méthode de calcul du préjudice par comparaison entre \"le prix de vente du tableau en France avec ceux d’œuvres comparables vendues à l’époque du classement sur le marché international de l’art\". Il suffirait désormais de sélectionner les cotes les plus favorables pour obtenir l’indemnité maximale.
PARIS - S’il restait une marge d’interprétation dans l’affaire du Jardin à Auvers, c’était bien celle du mode d’évaluation de l’indemnité. Il était déjà acquis, au travers de l’affaire Schlumpf, que la servitude indemnisable au titre de la loi de 1913 pouvait consister en un différentiel entre la valeur d’une collection sur le marché national et celle qui aurait pu être obtenue sur le marché international.
En effet, si la Cour de cassation avait annulé l’arrêt de Colmar, elle avait en même temps reconnu cette interprétation de la servitude de classement, qui ne figurait clairement ni dans la loi ni dans ses motivations. Mais sa position ne préjugeait pas du caractère aléatoire qui s’attache au prix des œuvres d’art, y compris sur le marché international. Le pourvoi de l’État n’ayant pas tenté de développer ce moyen, la Cour a dû valider un mode de calcul "mathématique" qui ignore cet aspect aléatoire du prix.
En clair, lorsque l’on introduit la demande d’indemnité, il suffirait de sélectionner les cotes les plus favorables pour obtenir l’indemnité maximale. Autant dire que désormais, lorsque l’État voudra retenir une œuvre en France, il pourra tout au plus gagner trois ans en lui refusant le certificat de libre circulation, puis devra l’acquérir au prix fort.
Par ce dernier attendu, la Cour de cassation, d’une certaine façon, ouvre donc complètement le marché français sur le marché international.
La décision de la Cour de cassation inverse une jurisprudence jusqu’alors favorable à l’État, et marque un revirement par rapport à la position prise le 28 mai 1991 dans l’affaire Schlumpf. Comment l’expliquer ? À l’époque, l’affaire avait fait grand bruit et semblé donner raison à ceux qui critiquaient une "raison d’État" autorisant une "spoliation" des collectionneurs. M. Walter s’était d’ailleurs "prémuni" par avance contre la confirmation de cette jurisprudence en saisissant la Cour européenne des droits de l’homme, ce qui aurait exposé la France à une condamnation.
L’affaire Schlumpf relancée
Est-ce cette perspective qui a fait changer la position de la Cour ? Les circonstances juridiques étaient en effet à peu près les mêmes (à la date du classement, en juillet 1989, la loi de 1941 n’était pas encore abrogée, et le ministre de la Culture aurait donc pu se contenter de refuser l’autorisation de sortie du tableau). Dans l’intervalle, la France, pour cause de marché unique, a largement assoupli son système de contrôle. Les juges ont peut-être tenu compte de cette orientation libérale.
À supposer que ces diverses circonstances aient pesé sur sa position, la Cour de cassation, juge de la légalité, ne pouvait en faire état dans son arrêt. La 1ère chambre civile s’est donc contentée de souligner que "le préjudice résultant pour M. Walter de cette interdiction avait pour seule origine la mesure de classement d’office qui, en vertu de l’article 18 (de la loi de 1913), ouvrait au propriétaire un droit à indemnisation".
La Cour a, par la même occasion, indirectement relancé l’affaire Schlumpf qui sommeillait à la cour d’appel de Metz, où elle avait été renvoyée en 1991. Le dossier est en effet revenu pour plaidoirie devant cette cour le 27 mars. L’addition risque de s’alourdir : en 1989 la cour de Colmar avait condamné l’État à 12 millions d’indemnité, plus une somme à peu près équivalente aux titres des intérêts de retard. Si la cour de Metz conclut dans le même sens que celle de Colmar, le Jardin à Auvers risque indirectement de coûter 30 à 35 millions de plus à l’État.
Ce litige reviendra vraisemblablement devant la Cour de cassation, qui aura peut-être ainsi l’occasion d’affiner sa jurisprudence sur la notion de servitude et le mode d’évaluation du préjudice.
En attendant, l’État doit renoncer à classer ou s’en donner les moyens, à moins qu’il ne choisisse de modifier les dispositions de la loi de 1913, comme semble l’annoncer le ministre Philippe Douste-Blazy dans l’entretien ci-dessus. Sa marge de manœuvre est étroite au moment où il faut convaincre le marché et les collectionneurs de revenir à Paris.
1890 Vincent Van Gogh peint Jardin à Auvers, l’un de ses derniers tableaux, et sans doute la dernière des quatre toiles consacrées au jardin de Daubigny à Auvers-sur-Oise.
1955 Jacques Walter achète Jardin à Auvers.
1982 Le ministère de la Culture refuse l’autorisation d’exportation du tableau pour cinq ans, en application de la loi de 1941 (loi abrogée depuis).
1989 En vertu de la loi de 1913, l’État classe d’office le tableau monument historique, ainsi définitivement interdit de sortie du territoire français. Jacques Walter exerce un recours contre cette décision, qui est rejeté par le Conseil d’État.
1992 Jacques Walter met en vente Jardin à Auvers, qui est adjugé 55 millions de francs à l’homme d’affaires Jean-Marc Vernes, par Me Jean-Claude Binoche. Il intente une action en indemnisation contre la décision de classement, qui a déprécié la valeur de son tableau.
1993 Le tribunal d’instance de Paris décide du principe de l’indemnisation.
1994 Le tribunal fixe l’indemnité à 422 187 693 francs, le 22 mars. L’État fait appel. Le 6 juillet, la cour d’appel confirme la condamnation mais ramène cette somme à 145 millions de francs. L’État se pourvoit en cassation.
1996 La Cour de cassation rejette le pourvoi, le 20 février.
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'Affaire Walter' : les juges imposent à la France
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°24 du 1 avril 1996, avec le titre suivant : 'Affaire Walter' : les juges imposent à la France