Adieu Michel-Ange, bonjour Bertoldo

L’attribution du Cupidon new-yorkais contestée

Le Journal des Arts

Le 1 juillet 1996 - 1107 mots

Michael Hirst, du Courtauld Institute de Londres, a examiné la statue de Cupidon conservée dans le vestibule des services culturels de l’Ambassade de France à New York, dans laquelle Kathleen Brandt, professeur à l’Institute of Fine Arts de la New York Uni­versity, voit une œuvre de Michel-Ange (lire le JdA n° 23, mars 1996). Le spécialiste incontesté de Michel-Ange réfute cette thèse et suggère le nom d’un autre auteur, Bertoldo di Giovanni. D’autres historiens et conservateurs ont également exprimé leurs doutes.

Ayant eu récemment l’occasion d’étudier de près le marbre new-yorkais qui a tant fait couler d’encre, je suis convaincu que Michel-Ange n’a participé ni à sa conception ni à son exécution. Le manque de vigueur physique de la statue suffit à lui seul à exclure cette possibilité. Cette faiblesse était déjà sensible sur les photographies, mais l’examen de la statue produit une impression encore plus déconcertante. Je n’y vois en aucun cas la main du jeune sculpteur qui réalisa les enfants, inachevés certes, mais robustes, des marches de la Madone à l’escalier (Casa Buo­narroti, Florence).

La possibilité de tourner autour de la statue met en évidence une autre caractéristique troublante. Bien que conçue comme une figure indépendante, la statue a été exécutée pour être vue seulement de face ou de dos. Les vues de profil, d’une minceur presque gênante, me semblent être la marque d’un sculpteur mal à l’aise avec les trois dimensions, à l’évidence peu armé pour résoudre les problèmes de volume d’une sculpture indépendante.

Bertoldo di Giovanni
Je ne jurerais pas que le carquois saugrenu et très remarqué provient du même bloc que le garçon : davantage d’arguments pèsent en faveur du contraire. Je ne parlerais pas de faux pour autant. Et je n’y vois pas davantage une sculpture d’un XVIe siècle plus tardif, exécutée par, disons, Niccolò Tribolo ou Pierino da Vinci, mais plutôt l’œuvre d’un artiste qui, à la différence de Tribolo ou de Pierino, n’eut jamais la chance de connaître les œuvres de la maturité de Michel-Ange. Je crois en revanche qu’il y a beaucoup à dire sur le nom de Bertoldo di Giovanni, associé dans certaines sources écrites anciennes aux années de jeunesse de Michel-Ange dans le jardin de sculptures des Médicis à San Marco.

Les œuvres que nous connaissons bien de Bertoldo, et dont l’attribution est sûre, sont exclusivement des bronzes ; nous ignorons tout de son œuvre directement taillée dans le marbre. Cependant, mis à part des notices biographiques, nous ne disposons que d’informations rares et aléatoires sur ses activités de sculpteur, comme le montre le livre de James Draper paru en 1992. À de rares exceptions près, les bronzes qui lui sont aujourd’hui communément attribués ne l’ont été qu’à l’époque moderne. Dans plusieurs cas, leur datation relève de la pure hypothèse.

Disproportion de la tête
La statue new-yorkaise fait songer au petit bronze, lui aussi inachevé et universellement accepté comme un Bertoldo, qui se trouve aujourd’hui au Bargello à Florence. Diversement appelé Apollon ou Orion, il ne figurait pas parmi les bronzes exposés récemment à Berlin. Bien que son souvenir ait dû venir à l’esprit de beaucoup, je n’ai relevé aucune référence à cette piste dans le débat en cours.

La différence d’échelle et de médium empêche de pousser trop loin la comparaison. Il me semble néanmoins que le bronze de Florence présente beaucoup des défauts que nous relevons dans le marbre de New York : la disproportion de la tête, la qualité propre du mouvement et les vues de profil décevantes. Dans les deux cas, l’artiste ne parvient pas à restituer de façon satisfaisante la structure du dos.

D’autres détails n’ont pas leur place ici, mais soulignons tout de même les analogies avec le groupe en bronze de Bellérophon et Pégase conservé à Vienne, une des œuvres les plus connues de Bertoldo. Là encore, la sculpture est conçue strictement dans le plan, pour être regardée de deux points de vue seulement.

Un débat sans fin
Que la statue new-yorkaise puisse être de Bertoldo relève de l’hypothèse et doit en rester là. Loin de moi l’idée d’en faire un Bertoldo “inconnu”. Dans son ouvrage, où il reproduisait la statue new-yorkaise et donnait son emplacement exact, James Draper datait celle-ci de la fin du XVIe siècle. Il accepterait aujourd’hui d’y voir la main de Michel-Ange, mais rappelons qu’il notait dans son livre l’influence possible du bronze du Bargello sur le jeune Michel-Ange. S’il fallait accorder quelque foi à l’idée que Bertoldo a également exécuté le marbre, la question de savoir où Michel-Ange acquit, au moins en partie, sa technique de la taille du marbre semblerait un peu moins insoluble.

On n’a sans doute pas fini de débattre de l’attribution du marbre new-yorkais. En attendant, remercions Kathleen Brandt d’avoir attiré notre attention sur cette œuvre, sans oublier qu’Ales­sandro Parronchi l’attribua à Michel-Ange dès 1968, à partir d’une photographie.

 

Pas cohérent, mal articulé, trop maigre
Kathleen Brandt a donné une conférence à l’auditorium du Louvre, le 20 mars, à propos de sa "re-découverte". Après avoir défendu sa thèse, photographies à l’appui, l’historienne de l’art a été invitée à participer à une table ronde en compagnie de trois spécialistes français – Françoise de la Moureyre, auteur du catalogue des sculptures italiennes du Musée Jacquemart-André ; Gabriella Repaci-Courtois, ingénieur au CNRS ; et Philippe Sénéchal, maître de conférences à l’université Paris IV – réunis autour de Jean-René Gaborit, conservateur général chargé du département des Sculptures du Musée du Louvre.
Tous ont exprimé leurs doutes à l’issue de son exposé, insistant notamment sur le "manque de cohérence" et la "faiblesse" de la statue. Le 5 mars déjà, lors d’une conférence donnée à l’Institut culturel italien, Jean-René Gaborit, de retour de New York où il avait pu examiner le Cupidon, déclarait à propos des photographies prises sous la direction de Kathleen Brandt : "L’éclairage artificiel met en valeur un modelé en vérité très peu sensible sur la majeure partie du torse, et parfois même un peu déconcertant". Cette question de l’"artifice des photos" a été reprise par Françoise de la Moureyre, qui a déclaré notamment : "Je ne peux pas croire que Michel-Ange ait fait une œuvre si maigrichonne, si mal articulée". Philippe Sénéchal a, de son côté, relevé "beaucoup de faiblesses dans la torsion du dos". Et Gabriella-Repaci-Courtois estime que la statue "répond aux normes maniéristes", tout en notant "une certaine disproportion entre la tête et le corps, qui ne me semble pas conforme aux canons de Michel-Ange". Le plus étonnant est que Kathleen Brandt avait ce jour-là conclu le débat en déclarant : "Je suis très contente de l’avis de Michael Hirst", avis qui n’avait pas encore été rendu public à l’époque…

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°27 du 1 juillet 1996, avec le titre suivant : Adieu Michel-Ange, bonjour Bertoldo

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