Entretien

Achille Mbembe : « L’art contemporain africain doit transcender le réel »

Enseignant d’histoire et sciences politiques à l’université du Witwatersrand, à Johannesburg

Par Frédéric Bonnet · Le Journal des Arts

Le 10 mai 2017 - 526 mots

Diriez-vous que la dimension mémorielle est toujours à l’œuvre dans l’Afrique postcoloniale ?
Oui, elle est profondément à l’œuvre dans la mesure où beaucoup, et pas seulement les artistes, se posent la question de leurs origines, de ce qui leur est arrivé au cours de l’histoire récente et de leur position dans le monde contemporain. Les questions liées à la domination coloniale, ou raciale concernant l’Afrique du Sud, occupent ainsi une place centrale dans le débat à la fois artistique et politique, culturel et intellectuel. Dans le cas de l’Afrique du Sud en particulier, ce débat se caractérise, sous le nom de « Mouvement pour la décolonisation », par une volonté renouvelée, surtout de la part des jeunes générations, de rompre de manière radicale avec le passé récent. Mais ce mouvement se manifeste sous d’autres formes au Nigeria, en Côte d’Ivoire, au Sénégal, au Kenya ou au Congo, et notamment sous la forme d’une demande urgente de transformation radicale de la société.

Un mouvement de protestation étudiant assez violent comme celui des « Fees must fall » en Afrique du Sud relève-t-il, selon vous, de revendications extrémistes ou légitimes, et comment peuvent-elles trouver un point d’aboutissement ?

Il y a une colère assez profonde, pas seulement en Afrique du Sud mais dans le monde en général, de la part de gens qui s’estiment exclus des processus contemporains, que ce soit le développement économique ou autre chose. Des gens qui estiment qu’ils sont frappés par une logique de dépossession, qu’ils ne s’appartiennent plus, que leur environnement familier est en train de devenir étranger à ce qu’ils ont toujours connu ; des gens qui estiment que, avant même de jouer, ils ont déjà perdu. Ce sentiment s’exprime beaucoup parmi les étudiants en Afrique du Sud et parmi les jeunes générations ailleurs sur le continent. Cette rage prend des formes d’expression assez plurielles chez nombre d’artistes africains et sud-africains en particulier. Le sentiment est que le langage purement symbolique ne parvient plus du tout à capter cette violence dont ils s’estiment être les victimes et qu’il faut aller au-delà du symbolique pour pouvoir dire quelque chose au sujet de la réalité vécue aujourd’hui. Donc cette violence est là, dans le langage, dans les gestes, dans les images ; elle est là comme la manifestation de consciences blessées qui en ont assez de courber le dos.

Un artiste sud-africain disait récemment : « Nous vivons dans une société hautement politique. » L’art africain ne peut-il être que politique ?
Dans les traditions artistiques anciennes précoloniales, le propre de l’art c’était justement de transcender le réel. Et en transcendant le réel, d’ouvrir la possibilité d’imaginer quelque chose de radicalement autre. La force de l’art, qu’il s’agisse de la musique, de la sculpture, de la performance, ne résidait jamais dans son apparentement à la politique immédiate. Donc il me semble qu’il faudrait retrouver cette capacité aujourd’hui, si l’art contemporain africain doit dire quelque chose de neuf à la fois au sujet de notre expérience actuelle et de l’expérience dans le monde. Je crois que c’est là que réside sa puissance. Ce n’est pas en mimant le réel mais en le transcendant, et ce faisant en redonnant du poids et de l’énergie à la création.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°479 du 12 mai 2017, avec le titre suivant : Achille Mbembe : « L’art contemporain africain doit transcender le réel »

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