Absence
Concevoir des expositions temporaires sans les chefs-d’œuvre qui, en raison de leur format ou de leur fragilité, ne peuvent pas être déplacés ou prêtés, est l’un des défis que les conservateurs de musée et les historiens de l’art doivent sans cesse relever. La magistrale rétrospective Delacroix, actuellement présentée au Musée du Louvre, en offre la brillante démonstration. Alors que les commissaires ouvrent leur parcours avec La Liberté guidant le peuple et les Scènes des massacres de Scio, ils ont dû se résigner à ne pas présenter La Mort de Sardanapale, dont les dimensions (4,95 x 3,95 m) sont trop importantes pour prendre place dans le hall Napoléon. Si les visiteurs peuvent toujours aller salle Mollien admirer ce chef-d’œuvre qui fit scandale en 1828, les commissaires ont su compter sur l’une des nombreuses et superbes études réalisées par Delacroix pour combler ce manque. Car il est difficile d’exposer un peintre qui, selon ses mots, éprouvait « le besoin de faire grand ». De faire grand, voire très grand, comme de marquer l’histoire en réalisant de grands décors publics qui, de par leur nature, ne peuvent pas plus être déplacés que La Mort de Sardanapale. Cet obstacle n’a pourtant pas découragé le Musée Delacroix, qui consacre, conjointement au Louvre, une exposition aux peintures murales de la chapelle des Saints-Anges de l’église Saint-Sulpice à Paris. Là encore, les commissaires ont pu s’appuyer sur les esquisses et les études réalisées par Delacroix pour étayer leur propos, complétées par les sources qui ont influencé le peintre (Raphaël, Rubens, le Lorrain…) et par les œuvres que ces décors ont inspirées plus tard à Moreau, Redon, Chagall et Bazaine. Si elle n’est pas neuve, la formule s’avère efficace. Elle a d’ailleurs été retenue par le Musée Picasso à Paris, qui consacre jusqu’en juillet une exposition à… Guernica. Une folie pour qui sait que cet immense chef-d’œuvre de Picasso, arrivé en Espagne en 1981, ne pourra jamais quitter le Reina Sofía à Madrid où il est conservé, en raison de son histoire, de sa valeur et de sa fragilité ! Le projet du Musée Picasso était donc terriblement culotté : articuler un parcours de visite autour d’une des œuvres les plus célèbres au monde en sachant que celle-ci en serait absente. Culotté, certes, mais le résultat est à la hauteur du défi. Car, là encore, les commissaires de « Guernica » ont redoublé d’inventivité pour combler cette absence. Leur exposition retrace donc la genèse de l’œuvre, l’engagement de Picasso envers ses compatriotes espagnols, l’élaboration du tableau photographiée par Dora Maar, sa présentation lors de l’Exposition internationale de 1937 et ses nombreux voyages qui ont suivi dans le monde, jusqu’à la postérité artistique de Guernica. Bien sûr, ces expositions ne sauraient nullement remplacer la présence physique des œuvres – le Musée Delacroix le sait bien, qui propose à ses visiteurs des « parcours Delacroix » pour partir, dans Paris, à la redécouverte des décors restaurés de Saint-Sulpice –, mais elles offrent assurément une alternative pertinente à la délicate circulation des œuvres.
Le ministère de la Culture vient de lancer son plan « Culture près de chez vous » consistant à envoyer les « œuvres et artistes sur les routes de France ». Il a cartographié 86 zones d’inégalités géographiques qui fracturent les publics. « Décrochons des chefs-d’œuvre, sortons des pièces des réserves, faisons-les voyager en France […]. Faisons-le d’un musée à l’autre, mais aussi hors des musées – dans des espaces publics, dans les lieux du quotidien », déclare ainsi Françoise Nyssen. Où cela ? Dans des mairies, des centres commerciaux, etc. Une attitude jugée condescendante par beaucoup, alors que la solution à ces inégalités bien réèlles consisterait à s’attaquer, enfin, au fond du problème : l’éducation artistique en France. N’est-il pas illusoire, en effet, de penser que le seul accrochage d’un chef-d’œuvre dans une mairie donnera le goût de l’art aux gens, et le désir de pousser ensuite les lourdes portes des musées et des églises, de visiter la salle Mollien, Saint-Sulpice ou le Reina Sofía ? Le fossé culturel qui sépare les publics initiés des autres est plus profond que celui des inégalités géographiques. Sans doute est-il plus difficile, aussi, à combler.
Chères lectrices, chers lecteurs,Certains d’entre vous nous ont fait part de leur surprise de lire, dans le dernier numéro de L’Œil, une page de publicité de l’association Sauvegarde retraites sur « Les retraites “Première classe” de la SNCF ». S’agissant d’une annonce publicitaire, son message ne saurait bien entendu être confondu avec une prise de parole de la rédaction. L’Œil n’est pas un magazine politique partisan. Notre seul militantisme va en faveur de l’art et de la culture, avec le souci constant de la qualité des articles et des analyses que nous vous devons. Magazine indépendant, dont les sources de revenus proviennent uniquement de ses abonnés, de ses ventes en kiosque et de ses annonceurs, L’Œil vient de rédiger, avec nos confrères du Journal des Arts, une charte déontologique dans laquelle nous rappelons notre attachement à l’indépendance des journalistes et à la qualité de l’information. Cette charte, bientôt consultable sur le journaldesarts.fr, nous guide et nous guidera en permanence afin de continuer à vous offrir, chaque mois, le meilleur des magazines d’art.
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°712 du 1 mai 2018.