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2008 : Le paradis de Bettina Rheims

Par Pierre Noual, avocat à la cour · Le Journal des Arts

Le 29 janvier 2025 - 966 mots

L’inscription du mot « Paradis » par Jakob Gautel au-dessus d’une porte est une œuvre originale dont la photographie sans son accord par Bettina Rheims constitue une contrefaçon.

Neuilly-sur-Marne, 1990. Jakob Gautel (né en 1965), plasticien d’origine allemande, vient de finir d’inscrire en lettres d’or le mot « Paradis » au-dessus d’une porte des toilettes du dortoir désaffecté des alcooliques du centre hospitalier de Ville-Évrard. Pour l’artiste, dont l’esprit créateur s’inscrit dans le mouvement de l’art conceptuel, son installation in situ permet de créer un contraste entre la vétusté de la porte et le nom qu’il lui donne : « Paradis ». Ce lieu, tristement connu pour les pratiques infligées à ses patients parmi lesquels Antonin Artaud et Camille Claudel, s’est transformé en lieu de création contemporaine et nombreux sont les artistes à venir y ressentir la force créatrice.

C’est peut-être la raison pour laquelle la photographe Bettina Rheims – fille du commissaire-priseur et académicien Maurice Rheims – y réalise plusieurs des œuvres. Après avoir réalisé en 1995 le portrait du président de la République Jacques Chirac avec« l’allure détendue des grands héros de western », son travail photographique à Ville-Évrard, intitulé INRI, fait l’objet d’une exposition et d’une publication afin de proposer des « illustrations en correspondance avec notre temps, après l’apparition de la photographie, du cinéma et de l’imagerie publicitaire, comme si Jésus revenait aujourd’hui ». Parmi la somme des créations, une photographie La Nouvelle Ève attire alors l’attention de Gautel. Cette dernière est un triptyque qui représente trois Ève dénudées – nouvelle, jeune et vieille – qui posent sous son inscription « Paradis » !

Or la photographe n’a pas demandé l’autorisation au plasticien pour inclure l’inscription dans son triptyque photographique. La photographe lui réplique que l’art conceptuel est défini non par les propriétés esthétiques des objets ou des œuvres, mais seulement par le concept ou l’idée de l’art. Autrement dit l’idée de Gautel d’inscrire le mot « Paradis » ne peut être considérée comme une œuvre originale protégée par le droit d’auteur. Gautel assigne alors Rheims pour contrefaçon. La presse voit rapidement dans cette affaire le procès de l’art conceptuel et les juges doivent trancher une question inédite : l’inscription d’un mot au-dessus d’une porte est-elle une œuvre originale ou relève-t-elle d’une simple idée non protégeable ?

Le 23 novembre 2005, le tribunal de grande instance de Paris donne raison à Gautel au motif que sa matérialisation de l’inscription « Paradis » au-dessus de la porte des toilettes relève de son style artistique, soit la manière particulière de pratiquer son art, et participe de l’originalité de son œuvre. Ainsi, « il ressort des photographies de Mme Bettina Rheims qu’a été reproduite sur le triptyque La Nouvelle Ève l’inscription “Paradis” sur un vieux mur au-dessus d’une porte cadenassée, laquelle conserve dans l’œuvre de Mme Bettina Rheims son caractère insolite en décalage au regard de l’endroit caractérisant l’œuvre de Jakob Gautel ». Condamnée pour contrefaçon et à 5 000 euros de dommages-intérêts, la photographe fait appel, car le mouvement de l’art conceptuel auquel appartient Gautel se fonde sur l’idée d’un mot dans le sens est banal et ne peut être protégé. Le 28 juin 2006, la cour d’appel de Paris confirme la contrefaçon de la photographe et alourdit même l’indemnité en la portant à 40 000 euros ! Rheims se pourvoit alors en cassation.

Le 13 novembre 2008, la Cour de cassation confirme la vision des juges d’appel en considérant que « l’œuvre litigieuse ne consiste pas en une simple reproduction du terme “paradis”, mais en l’apposition de ce mot en lettres dorées avec effet de patine et dans un graphisme particulier, sur une porte vétuste, à la serrure en forme de croix, encastrée dans un mur décrépi dont la peinture s’écaille, que cette combinaison implique des choix esthétiques traduisant la personnalité de l’auteur ». Aussi « l’approche conceptuelle de l’artiste, qui consiste à apposer un mot dans un lieu particulier en le détournant de son sens commun, s’était formellement exprimée dans une réalisation matérielle originale, la cour d’appel en a à bon droit déduit que l’œuvre bénéficiait de la protection du droit d’auteur ». Rheims est définitivement déboutée puisque la création de Gautel n’était pas une simple idée non protégeable mais une œuvre originale.

Très vite, les juristes et les professionnels de l’art ont vu dans cet arrêt la consécration de l’art conceptuel, et plus largement de l’art le plus contemporain possible. Or il n’en est rien. En effet l’arrêt Paradis ne révolutionne pas les conditions de protection du droit d’auteur ni la perception des œuvres d’art conceptuel par les tribunaux pour laquelle la solution retenue n’est guère satisfaisante. Comme l’observait à l’époque le philosophe et juriste Bernard Edelman « au lieu d’accueillir franchement, ouvertement, l’art conceptuel, au lieu de se situer, sans complexe, à l’“avant-garde”, au lieu d’inventer un autre raisonnement et de mettre au point de nouveaux concepts, la Cour de cassation a usé d’un subterfuge – bien digne d’ailleurs, de l’art contemporain – une forme matérielle imaginaire exprimant une “approche conceptuelle” ».

Aussi Gautel ne saurait s’opposer à ce qu’un autre artiste adopte la même démarche conceptuelle que lui et appose un mot dans un lieu particulier en le détournant de son sens commun. Or, depuis les premiers ready-mades de Marcel Duchamp, les artistes se sont opposés à la conception traditionnelle de l’œuvre d’art. Souvenons-nous qu’il y a un siècle, la sculpture de Constantin Brâncusi Oiseau s’était retrouvée bloquée à la frontière pour une question de taxes, car l’administration américaine y voyait l’accumulation de métaux précieux et non une œuvre d’art. En 1927, les juges américains ont donné raison à l’artiste en raison d’un motif très simple : celui de l’évolution de l’art. Les juristes français gagneraient très certainement à s’inspirer de ce critère essentiel et actuel pour faire évoluer le droit d’auteur. Le chemin de l’enfer vers le paradis n’est pas que conceptuel malgré la victoire de Jakob Gautel contre Bettina Rheims.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°648 du 31 janvier 2025, avec le titre suivant : 2008 : Le paradis de Bettina Rheims

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