Avant de lier son nom à l’aventure éphémère de Cobra, Asger Jorn (1914-1973) fait d’abord figure d’héritier d’une longue tradition danoise, développée en marge. Ce foyer, d’une richesse exceptionnelle, se mêle dans l’œuvre de Jorn à des chemins multiples qui se croisent dans l’Europe de l’après-guerre et se retrouvent dans l’exposition consacrée au peintre à Strasbourg.
Avec un Vilhelm Bjerke Petersen ou un Ejler Bille, le Danemark s’ouvre, dès le début des années 1930, aux avant-gardes et, particulièrement, au principe de liberté engagée qui domine l’enseignement du Bauhaus. L’abstraction pénètre ainsi le Danemark où elle apparaît d’emblée comme un nouveau langage artistique offert à la libre expérimentation. Celle-ci constitue l’épine dorsale des activités menées autour de la revue Linien (La Ligne) fondé par Petersen et Bille en 1934. L’Association d’artistes surréalistes abstraits qu’ils constituent témoigne d’une orientation impossible à Paris où Breton récuse toute possibilité de lier Abstraction et Surréalisme. Pour les Danois, la question repose sur d’autres fondements. L’existence de l’imaginaire s’enracine dans l’expérience vécue sans qu’aucune distance ne puisse encore s’imposer. L’image devient dès lors un lieu de projection fantasmatique qui ne répond plus aux conventions mimétiques. Nourri d’Expressionnisme, sensible à la dimension libertaire de l’Abstraction, désireux d’aboutir à un art vivant, ce Surréalisme déroge et ne tardera pas à déranger.
Une avant-garde nordique
Linien va ainsi fédérer une jeune génération d’artistes qui comprend Henry Heerup, Egill Jacobsen, Richard Mortensen, Carl-Henning Pedersen ainsi que le jeune Asger Jorgensen qui, à partir d’août 1945, signera du nom de Jorn.
L’imaginaire qui se met en place va au-delà de l’expérience initiée par Linien. Au terme de ruptures et d’alliances aussi nombreuses qu’éphémères, la plupart des peintres danois qui devaient compter au sein de Cobra – Bille, Heerup, Jacobsen, Jorgensen (Jorn), Pedersen ainsi que Else Alfelt et l’Islandais Svavar Gudnason – adhéraient au groupe Host sous l’égide duquel ils exposeront en octobre 1942. Au centre de ce groupement, Jorn va déployer une activité intense. Parallèlement à une œuvre foisonnante, le jeune peintre rédige et publie des articles qui vont de la presse politique clandestine aux revues d’architecture. Son combat prend une extension dont le but sera exprimé dans le numéro initial de la revue Helhesten (Le Cheval d’Enfer) qu’il lance en 1941. En effet, il s’agit pour Jorn de définir “la relation qui unit l’art aux autres formes de la vie culturelle”. Vouée à la modernité sous toutes ses facettes, la revue n’en reste pas moins ancrée profondément dans l’affirmation d’une identité nordique que souligne le titre avec ses fortes connotations mythologiques. Pour Jorn, comme pour une large frange de l’avant-garde danoise, la remontée aux sources d’une culture populaire constituera le véritable enjeu libertaire d’une après-guerre qui devra nécessairement restaurer l’homme dans ses droits. Le Primitif comme l’enfant fait désormais figure d’homme nouveau tandis que le passé, soumis à un travail de réécriture constant, éclaire le futur sous un jour archétypal. Ainsi, les artistes réunis au sein de Helhesten entendent-ils inscrire l’art au cœur des préoccupations présentes faisant de l’imaginaire un enjeu social en même temps que le centre vital de cette “dialectique matérialiste” pour le moins singulière.
La guerre, les artistes danois éprouvent le besoin de briser le cercle de leur isolement en abandonnant leur position à la marge de l’Europe. La Libération répond à cette libération de la couleur que la spontanéité a révélée au sein de Linien puis de Helhesten. Mais le modèle danois ne va pas de soi dans le reste de l’Europe, à commencer par Paris où un certain Surréalisme entend bien se prolonger au-delà de la césure de 1940-1945.
Un désir de rencontres
L’enthousiasme libertaire de cette peinture gestuelle danoise ne colle plus aux schémas du Surréalisme d’avant-guerre tout comme son désir de repenser la société en termes de vérité existentielle ne correspond pas au dogme du réalisme socialiste défendu par les partis communistes européens. Jorn va dès lors tenter de créer des liens avec les États-Unis, en vain, ainsi qu’avec Paris où une collaboration s’établit avec Denise René qui expose ses œuvres, mais aussi celles de Jacobsen et Mortensen. À Paris, Jorn tente de créer une revue qui, sur le modèle de Helhesten, favoriserait la diffusion de l’art expérimental danois. Si elle s’avère vouée à l’échec, l’initiative n’en favorise pas moins de nombreux et fructueux contacts. Jorn se lie ainsi avec Jean-Michel Atlan, Édouard Jaguer ainsi que Noël Arnaud. Il y découvre aussi des peintres venus d’autres horizons, mais dont l’engagement va dans le même sens. En 1946, il rencontre le peintre néerlandais Constant Nieuwenhuys avec lequel il entretiendra une importante correspondance. Celle-ci témoigne du désir de Jorn de lier les groupes expérimentaux européens en une même dynamique fédérée autour d’une revue à vocation internationale.
Entre 1946 et 1948, au gré des rencontres et au hasard de projets souvent mort-nés, Jorn va tisser sa toile. Celle-ci trouvera trois points d’appui. Le groupe expérimental hollandais – avec Constant, Karel Appel et Corneille entre autres –, la mouvance littéraire du Surréalisme révolutionnaire belge – avec Christian Dotremont, Joseph Noiret et quelques “alliés” parisiens – et l’ensemble de la composante spontanéiste danoise. Si la relation aux Belges passe d’abord par la remise en cause théorique de l’évolution du Surréalisme et par la redéfinition d’un projet communiste, celle qui lie Jorn aux Hollandais ressort avant tout d’une même expérimentation picturale.
L’éclatement du Mouvement surréaliste révolutionnaire lors de la conférence organisée les 5, 6 et 7 novembre 1948 à Paris allait précipiter les choses : rompant avec leurs homologues français, les surréalistes belges vont se tourner vers leurs amis hollandais et danois. Le 8 novembre 1948, avec le manifeste La cause était entendue, une page est tournée. Une nouvelle va s’écrire sous l’acronyme de Cobra pour Copenhague, Bruxelles, Amsterdam.
De Cobra à l’informel
De 1948 à 1951, l’unité et la permanence de Cobra reposera sur une revue qui se veut le “lien souple” des groupes expérimentaux danois, belges et hollandais tout en s’ouvrant à des artistes allemands, tchèques et français qui partagent les mêmes aspirations. Cobra constitue donc moins un mouvement organisé qu’une fédération éphémère. La revue ouvrira ses colonnes à toute exploration artistique basée sur l’expérimentation et sur le besoin de se fixer idéologiquement par rapport au monde contemporain. Si l’esthétique se développe de façon continue sans réelle base programmatique, l’engagement politique constitue le point central du regroupement. Pourtant, les voies divergeront rapidement. Confronté aux dérives du communisme, Dotremont renonce progressivement à l’activisme politique qui caractérise les débuts de Cobra au bénéfice d’une implication poétique et libertaire de moins en moins inféodée à l’idéologie. Jorn – comme Constant – ne renoncera jamais à son engagement initial : l’art reste une expression de la révolution permanente qui doit placer l’homme dans l’étendue de ses désirs et de ses aspirations au cœur de la société future.
Cette conscience, confortée par la pensée marxiste “hérétique” d’Henri Lefebvre et par la poétique philosophique de Gaston Bachelard, se traduit sur le plan esthétique. Refusant la civilisation matérialiste, Cobra s’attache aux traditions populaires et à la spontanéité du dessin d’enfant. Les artistes de Cobra recherchent une signification qui aille au-delà de la forme pour trouver dans l’expérience le fondement d’une vérité essentielle contenue en chacun et dès lors universelle.
Ainsi qu’en témoignent les Tableaux-mots que Jorn et Dotremont réalisent à peine Cobra créé, peinture et écriture ont désormais partie liée pour exprimer ce geste premier qui de l’informel assiste au jaillissement du sens. Sous l’incidence de la pensée de Gaston Bachelard, Cobra opère une revalorisation du matériau désormais défini comme un prolongement de la conscience humaine. Répondant à la solitude des années de guerre, Cobra se veut aussi une manière d’être – un art d’attitude – privilégiant rencontres, échanges et travail collectif.
Le groupe dépassera la question, déterminante pour l’époque, de l’opposition abstraction-figuration pour défendre une conception vitaliste et libertaire de la création. Entre 1948 et 1951, Cobra, dont le foyer est établi à Bruxelles organisera plusieurs expositions dont les “Expositions d’art expérimental” à Amsterdam (1949) et à Liège (1951). La caractère expérimental de Cobra annonce largement les mouvements contestataires qui se succéderont jusqu’en 1968 à commencer par l’Internationale situationniste au sein de laquelle Jorn jouera un rôle décisif.
Absorbé par les nombreux projets qui animent Cobra, Jorn délaisse quelque peu son œuvre qui a perdu de cette légèreté qui caractérisait sa création dans les années de l’immédiat après-guerre. Pourtant, l’évolution de Jorn depuis Helhesten va constituer la base du langage Cobra que tous ses membres, peu ou prou, vont assimiler. Il faudra attendre la fin de l’aventure Cobra, la découverte de sa tuberculose et les longues semaines de réclusion en sanatorium pour voir la peinture reprendre ses droits. Jorn se défait de cette écriture frénétique et sombre qui caractérisait ses recherches entre 1948 et 1953. Le travail de la ligne recouvre sa volonté originelle. De son expansion infinie surgissent des figures emblématiques de ce désir de retour aux sources. La couleur se voile d’un ton de mélancolie. L’imaginaire se fait visionnaire. Proche de Bram Van Velde et de Dubuffet avec lequel il se livrera bientôt à de singulières expériences musicales, apparenté au Tachisme – il expérimente un dripping en prise directe avec l’œuvre de Pollock – comme à l’informel, Jorn jouit d’un début de reconnaissance à Paris. Il s’essaie aussi à la technique du détournement : partant de peintures bourgeoises glanées aux Puces, il en modifie la destination en introduisant ses figures spectrales qui détournent formes et figures de la fonction strictement mimétique de l’image.
Sa soif de création en fait un artiste prolixe qui multiplie les supports les plus variés. À la peinture, au dessin, au collage, aux techniques graphiques les plus diverses répond depuis 1951 une pratique de la céramique initiée au Danemark. Marqué par l’usage libre que Picasso fait de la terre depuis 1947, Jorn s’engage dans le même sillon. La voie esquissée sortira confirmée d’un séjour à Albisola, village côtier à proximité de Gênes et fort d’une longue tradition céramique. Jorn découvre dans ce rapport à la terre un moyen d’affranchissement de l’outil à la faveur d’un contact immédiat avec le matériau originel. Son intérêt pour la céramique se traduira par l’organisation des Rencontres internationales de céramique expérimentale d’Albisola auxquelles participeront un nombre important d’artistes venus de tous les horizons.
De la fange du céramiste au Situationnisme
À travers la matière s’esquisse une forme d’écologie artistique qui conduit Jorn à s’opposer aux thèses productivistes d’un Constructivisme profondément ancré au sein de l’Abstraction géométrique. La pensée libertaire de Jorn trouve là un lieu d’affrontement qui le conduit en 1953 à réagir à la fondation du nouveau Bauhaus européen – la Hochschule für Gestaltung d’Ulm – par Max Bill. À cette École supérieure d’étude comportementale de la forme, Jorn oppose son Mouvement international pour un Bauhaus imaginiste. Il s’agit en effet de contrer une pensée entièrement soumise aux normes de la production industrielle et à son credo fonctionnaliste. Pour Jorn, il faut se dresser contre ce rationalisme vide d’humanité. Le Bauhaus imaginiste va ainsi attirer à lui une large fraction de l’avant-garde italienne unie au sein du Mouvement nucléaire d’Enrico Baj et Sergio Dangelo. À ces héritiers italiens de Cobra s’adjoindront d’anciens membres du groupe comme Alechinsky, Appel ou Vandercam. Aux produits industriels et à la logique fonctionnaliste, Jorn oppose sa “science subjective” – c’est-à-dire une science de la perception de la matière – qui, à travers la céramique, fait de l’objet une projection de l’individu dans l’étendue de ses besoins et de ses désirs.
La dimension révolutionnaire et libertaire du Bauhaus imaginiste va entraîner un rapprochement avec Guy Debord qui, tout comme Constant, prend une part active au mouvement. En juillet 1957, le Mouvement international pour un Bauhaus imaginiste ainsi que d’autres composantes, française et italienne, vont se dissoudre dans une entité plus large baptisée Internationale situationniste. Rassemblant un large front d’artistes européens, le Situationnisme entend jeter les bases d’une culture indépendante des organisations existantes (politiques ou syndicales). Le rejet de l’institution répond désormais à un désir de rupture déjà exprimé au sein de Cobra. Il s’agit de construire l’avenir indépendamment d’un présent que Debord réduit à l’état de spectacle en appelant chacun à une participation. Reprenant le motif de la création collective, aspirant à l’anonymat d’une totale liberté le Situationnisme – que ses peintres ne pratiqueront jamais sous sa forme radicale – jette les fondements d’un vaste mouvement qui explosera en mai 1968. Visant à redéfinir les termes de l’existence sans plus se fonder sur l’idée d’un contrat social, le Situationnisme consacre en combat politique cette volonté de fondre l’art dans le quotidien qu’exprimait déjà Cobra. La politisation du mouvement et une certaine dérive autocratique de Debord pousseront les artistes à se détourner de l’Internationale : Constant en sera exclu en 1960, Jorn en démissionnera un an plus tard.
Cette rupture conduit le peintre à se replier sur son identité nordique. La création de l’Institut scandinave pour le vandalisme comparé permet ainsi à Jorn de reprendre sa critique de la culture dans la société postindustrielle. Ce laboratoire singulier va s’attacher à l’étude des formes d’expression des cultures “sous-développées”, “barbares” et “sauvages” pour en souligner la vitalité en face de la culture occidentale dominante. Jorn se lance ainsi dans d’approximatives études anthropologiques dont la rigueur relative ne peut masquer l’enthousiasme volontaire. L’Institut ferme en 1965. Usé, malade, Jorn va engager ses ultimes forces dans la réalisation à Silkeborg, village danois de son enfance, d’un musée qui abritera un imposant panorama de son œuvre ainsi qu’une riche collection d’art moderne dont la diversité témoigne de la permanence de l’esprit Cobra au cœur du XXe siècle. Jorn s’éteindra le 1er mai 1973 à Aarhus.
- LA PLANÈTE JORN, du 19 octobre au 13 janvier 2002, Musée d’art moderne et contemporain de Strasbourg, 1 place Hans-Jean-Arp, 67000 Strasbourg, tél. 03 88 23 31 31; tlj sauf lundi, 12-19h, le jeudi 12h-22h, cat., éditions Musée de Strasbourg/Adam Biro, 192 p., 290 F.
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1914-1973 : Asger Jorn, un peintre à la croisée des chemins
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°134 du 12 octobre 2001, avec le titre suivant : 1914-1973 : Asger Jorn, un peintre à la croisée des chemins