RÉTROVISION

1831, Cherbourg reçoit des caisses de chefs-d’œuvre donnés par un anonyme

Par Isabelle Manca · Le Journal des Arts

Le 5 octobre 2017 - 806 mots

La prodigalité d’un mystérieux donateur a permis de constituer la collection du Musée Thomas Henry de Cherbourg faisant écho à la donation récente d’un anonyme au Musée de Laval.

Cherbourg. L’été dernier, l’événement a défrayé la chronique ; le modeste Musée d’art naïf et d’arts singuliers de Laval a reçu à sa grande surprise un tableau présumé du Douanier Rousseau. Une donation fort peu conventionnelle, puisque la directrice de l’établissement a découvert l’œuvre, à son retour de vacances, posée le plus naturellement du monde sur son bureau. La toile, Paysage avec pêcheur, était uniquement accompagnée d’un certificat d’authenticité établi en 1995 par la critique d’art Dora Vallier, ainsi que d’une lettre expliquant le geste du donateur, qui a conservé l’anonymat. Le généreux mécène y révèle avoir été déçu lors de sa venue au musée de n’avoir pu admirer qu’un nombre restreint d’œuvres du Douanier, alors même que Rousseau est originaire de Laval. Après sa visite, il est donc revenu en catimini déposer un mystérieux paquet à l’accueil du musée. À une époque où la majorité des bienfaiteurs de la sphère culturelle mettent un point d’honneur à faire connaître leur générosité et font même souvent de leur philanthropie une stratégie de communication ; le caractère totalement gratuit de cette démarche ne peut évidemment qu’étonner.

Un expéditeur anonyme
Pourtant, il ne s’agit pas d’un acte totalement isolé. Par le passé, plusieurs établissements ont bénéficié des largesses de grands connaisseurs désireux de rester incognitos. Un important musée doit même sa naissance à un donateur particulièrement généreux : le Musée Thomas Henry de Cherbourg. Tout commence en 1831 grâce à un mécène souhaitant honorer sa ville natale, qui ne possède pas de musée, en lui offrant des œuvres d’art. Un expéditeur anonyme envoie alors une missive inattendue à la municipalité demandant si la cité accepterait de recevoir de « bons tableaux pour servir de modèles à ceux de ses compatriotes qui pourraient avoir le goût de la peinture ». « Le Conseil Municipal accepta, mais fut bientôt embarrassé par l’importance des envois, les toiles, stockées dans la salle des délibérations, menaçaient de submerger le tapis vert et les fauteuils… Il fallut aviser », relate le catalogue des collections établi en 1949. Les élus n’imaginaient absolument pas l’ampleur du cadeau, puisque les premières caisses contenaient une trentaine de tableaux et quatre sculptures. Et ce n’était que le début.

163 tableaux, du quattrocento aux troubadours
En effet, alors que les édiles se remettent à peine de leur stupéfaction de voir arriver dans l’hôtel de ville les plus grands noms de l’art occidental, les envois se poursuivent jusqu’en 1835. Au total, cet exceptionnel mécène n’offre pas moins de 163 tableaux et quatre sculptures. « Rapidement, on fut sur la piste du généreux donateur et, en dépit de ses efforts, il fut découvert. Le collectionneur désintéressé était un Cherbourgeois de la rue du Faubourg : Thomas Henry », poursuit le catalogue historique. Employé au ministère de la Marine, issu d’une famille de marchands, Bon-Thomas Henry, de son nom de baptême, avait tout quitté pour assouvir sa passion dévorante pour la peinture. Cette fascination pour l’art lui fit sillonner l’Europe à la découverte des maîtres italiens, flamands et hollandais. Plus que ses talents de peintre, l’artiste qui exposera toutefois au Salon, développe surtout lors de ses périples un œil et un flair hors du commun. Et à défaut de faire carrière grâce à son coup de pinceau, il mettra à profit son savoir et son talent de connaisseur en exerçant l’insigne charge de commissaire expert des musées royaux. Parallèlement à son activité de conseil en acquisitions et en restauration auprès des musées, il constitue un petit trésor de guerre. Son expérience professionnelle conditionnera d’ailleurs fortement le caractère encyclopédique de sa collection. Les pièces offertes à Cherbourg manifestent ainsi un profond souci d’exhaustivité et de pédagogie. Les principales écoles sont donc représentées tout comme la plupart des mouvements : Renaissance italienne et flamande, baroque, classicisme français, Siècle d’or espagnol, mais aussi scènes de genre hollandaises. Véritable condensé de l’histoire de l’art du quattrocento à l’époque romantique, ce fonds comprend aussi des œuvres appartenant aux tendances contemporaines notamment le néoclassicisme et la peinture troubadour.

Mais ce qui frappa évidemment le plus les esprits à l’époque, comme aujourd’hui, c’est l’extraordinaire concentration de prestigieuses signatures : Fra Angelico, Lippi, Ghirlandaio, Guerchin, Murillo, Ribera, Clouet, Champaigne, Van Dick, Jordaens, Van Loo, Metsys, Pourbus, Le Brun, Le Sueur, David, Chardin ou encore Cranach. De quoi faire pâlir d’envie bien des villes nettement plus grandes que Cherbourg. Rapidement perçu comme un « petit Louvre », le musée attirera d’ailleurs de nombreux artistes dont un jeune Normand plein d’avenir : Jean-François Millet qui se formera en copiant ces chefs-d’œuvre. En souvenir de cet apprentissage, et en hommage au geste du fondateur des lieux, un des descendants de Millet offrira à son tour un important fonds d’œuvres de jeunesse du peintre au musée.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°486 du 6 octobre 2017, avec le titre suivant : 1831, Cherbourg reçoit des caisses de chefs-d’œuvre donnés par un anonyme

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