Quelle était la voix d’Alfred Sisley (1839-1899) ? Quel était son accent ? En avait-il seulement un, lui qui ne connut l’Angleterre qu’à quatre reprises ? Son pedigree s’était-il dilué dans cette terre de France qui le vit naître, grandir puis mourir ? Né à Paris, en 1839, de parents britanniques, le jeune homme résista longtemps au sillon tracé par son père qui, ayant fait fortune dans le textile, essaya de lui transmettre la passion et le témoin des affaires. En 1857, Alfred, dix-huit ans, est ainsi envoyé à Londres afin que lui soit inoculé le goût du négoce depuis l’entreprise familiale. En vain. Sisley, qui doit plus à Corot qu’à Blake, à Millet qu’à Millais, regagne la France et séjourne à Fontainebleau, berceau de la peinture de plein air. En 1862, il parfait ses gammes dans l’atelier de Charles Gleyre, source vive de l’impressionnisme, et fait des boucles de la Seine – Bougival, Louveciennes, Port-Marly, Sèvres – son infrangible terrain de jeux. Proche de Renoir, Monet et Pissarro, Alfred Sisley ne désobéira plus jamais à la règle impressionniste : exploration de vastes paysages, obsession des caprices atmosphériques, palette vive et subtile et cadrages proprement audacieux. En juillet 1874, avec le baryton de l’Opéra-Comique Jean-Baptiste Faure, le peintre gagne à nouveau l’Angleterre et, inévitablement, son fleuve, une Tamise dont il fixe la beauté mobile, les amples méandres ou les écluses magnétiques. Œuvre programmatique et radicale, Sous le pont de Hampton Court constitue l’un des points culminants de la peinture de Sisley, avec pour ubac l’éther impressionniste et pour adret l’enchantement industriel. Avec ses couleurs de paille et ses reflets de feu, avec sa touche tantôt légère tantôt violente, avec ses airs de ne pas y toucher, cette huile sur toile suffit seule à rendre indispensable la visite aixoise de l’hôtel de Caumont.
1839
Naissance à Paris
1862
Entre dans l’atelier de Charles Gleyre, rencontre Renoir, Bazille et Monet
1872
Le marchand Paul Durand-Ruel lui achète une première toile
1874
Première exposition impressionniste dans l’atelier du photographe Nadar
1888
Premier achat par l’État français d’une œuvre de Sisley, Matinée de septembre pour 1 000 francs
1891
Rupture avec Durand-Ruel, Georges Petit devient son seul marchand
1899
Décède à Moret-sur-Loing, où il est enterré
Faire écran
Été 1874. Il fait chaud, soleil. Sisley observe ici les avirons sillonnant une eau bigarrée par les reflets qui l’émaillent. La nature est là, verte et préservée, presque cézannienne, tandis que les rameurs sont cambrés par un effort soutenu, ainsi que le trahit le rouge de leurs visages, semblables aux faces cramoisies d’un Jawlensky. Des hommes, sans doute, à peine esquissés, mais dont on devine la jouissance sportive, celle que célèbre une société de loisirs embryonnaire. Renonçant à tout illusionnisme et à tout naturalisme, Sisley ébauche des formes comme floues, voire flottantes, parfaitement pulsatiles, et ainsi dynamogènes. La touche est libre. Le peintre est sûr de son geste. Au premier plan, une énorme pile coupe l’un des bateaux et altère subtilement la lisibilité de ce morceau de peinture. Ce procédé perspectif, hérité des estampes japonaises, rappelle le goût des impressionnistes pour un Extrême-Orient découvert lors des expositions universelles. Quand le motif, faisant écran, vient perforer l’espace…
Enjamber la facilité
Folie que cette gigantesque forme sombre qui vient occuper et découper un tiers du tableau. Car, plutôt que de représenter l’enjambement classique d’un pont, Sisley entreprend d’en figurer la partie cachée, et obscure. Merveilleux revers de la médaille, lequel érige cette toile en « moment parfait de l’impressionnisme » (Kenneth Clark). Installé sous l’intimidant tablier, le peintre affronte la progression, la scansion et la symétrie du pont de Hampton Court, construit quelques années plus tôt, en 1865. Aux éléments naturels (eau, air, terre) répond la prouesse technique, avec ses piles massives et sa structure en fonte. L’homme peut, sans défigurer, construire, édifier et machiner. Le progrès peut infuser dans l’avenir de l’espoir, certes, mais aussi de la beauté. Du reste, cette voûte métallique, tel un ciel d’orage, n’est pas sans rappeler d’autres inventions plastiques, ainsi celle de Gustave Caillebotte scrutant la dentelle diagonale et infinie du
Pont de l’Europe (1876), à Paris. Quand les œuvres étaient fascinées par les ouvrages…
Suspendre le temps
Sisley retrouve l’Angleterre grâce à son ami Jean-Baptiste Faure qui, baryton de renommée internationale et grand collectionneur d’œuvres de Manet, assume seul le coût du voyage. Le deal : le peintre doit offrir à son magnanime compagnon six toiles composées durant leur séjour outre-Manche. Hampton Court, que l’on gagne en train depuis Londres, déploie sa prestigieuse histoire et son palais royal sur les rives de la Tamise. Les tableaux et les sculptures y sont nombreux mais, depuis quelques années, la cité polarise surtout les loisirs d’une population aisée. Au dernier plan de cette peinture stratifiée, se devinent des ombrelles et des mousselines, des élégantes et des promeneuses. Cette douce rive inclinée n’évoque-t-elle pas le
Dimanche après-midi à la Grande Jatte (1884-1886) qui vit Seurat, dix ans plus tard, représenter le temps suspendu d’une petite société venue oublier pour quelques heures ou pour quelques jours les trépidations urbaines et les préoccupations industrieuses ?
Peindre l’absence
Sisley n’est pas un bavard. Économe, sa peinture n’en est pas moins riche. Il sait jouer avec les contraires, voire les contradictions. Il sait entremêler les genres, entre-tisser les formes, entretenir le doute, le flottement de l’interprétation. Pour preuve, cette présence humaine qui, irrésistiblement, peuple les paysages, fussent-ils désolés, inondés, vastes, sauvages, ensauvagés. Les choses n’en sont pas moins étranges, presque étrangères. Ainsi ce kayak oublié, en souffrance, et dont nul ne semble s’occuper, se préoccuper. Au milieu des énergiques rameurs, loin des badines promeneuses, distante des hommes et des femmes, cette embarcation silencieuse, légèrement désaxée et comme échouée, est un morceau d’absence que Sisley parvient à disposer – au premier plan – et imposer – au regard. Savante, la labilité du fleuve enfante une touche parfaitement libre et de hardis reflets roux et verts dont la barbe de Van Gogh, dans ses autoportraits, fournira bientôt un équivalent. Entre les genres, entre les lignes…