Un projet de téléphérique pour cette cité médiévale grecque suscite une vive polémique. Habitants et experts dénoncent une menace pour l’identité historique et naturelle de ce site classé.

Monemvasia (Grèce). « Le rocher. Rien d’autre ». C’est par ces mots que l’écrivain grec Yannis Ritsos commence son poème « Monemvasia » écrit en 1974. Son titre porte justement le nom de cette cité médiévale située dans le Péloponnèse, où il est né en 1909. La ville fortifiée, aussi appelée « Kastro », prend pied sur un immense rocher dont elle semble épouser la géographie : elle est divisée en ville haute, où sont réalisées des fouilles archéologiques, et, en contrebas, ville basse, restaurée au cours de ces dernières décennies.
L’allure du paysage est quasi surréaliste. Depuis la côte, ce piton rocheux aux teintes orangées, long de 1,8 kilomètre et haut de 300 mètres, apparaît nu, planté dans la mer, comme poussé de nulle part. « Le rocher. Rien d’autre », mais pour combien de temps encore ? La décision de construire un téléphérique menant au sommet de l’îlot agite les esprits. Les habitants craignent que cette intervention vienne défigurer l’espace et cache des projets d’exploitation touristique. Leurs inquiétudes dépassent l’échelle locale : le 18 mars, la fédération paneuropéenne d’organisations de protection du patrimoine Europa Nostra a annoncé avoir classé Monemvasia parmi les sept monuments les plus menacés d’Europe pour 2025.
Tout commence en 2021, lorsque la municipalité acte le projet « Fourniture et installation d’un ascenseur pour le château de Monemvasia », qui est « conçu principalement pour répondre aux besoins des résidents et des visiteurs de Monemvasia, étant donné que plus de 50 % d’entre eux ont des difficultés à accéder au château » en raison de sa voie d’accès, un chemin escarpé, explique au Journal des Arts Stavros Christakos, l’adjoint au maire chargé du dossier. Mais, en 2024, quand les études environnementales, préalables à la construction sur ce site Natura 2000, sont publiées et l’appel d’offres lancé, c’est le choc. En guise d’ascenseur, les habitants découvrent… un téléphérique, d’un montant de 6,8 millions d’euros, financé par des fonds européens.
Ce téléphérique nécessite des installations lourdes, explique Kleopatra Theologidou, architecte restauratrice, qui a eu accès aux plans. D’après cette spécialiste de la conservation du patrimoine qui a travaillé pendant plus de deux décennies au ministère grec de la Culture, « il y aura deux cabines aériennes, chacune d’une capacité de 15 personnes, véhiculant 160 personnes par heure. Pour l’embarquement, deux stations seront construites : l’une à 150 m de l’entrée principale de la ville basse, de 29 x 16,3 m et de 13,5 m de haut ; l’autre dans la ville haute, à une courte distance du mur, mesurant 17 x 9,5 m et dont la hauteur n’est pas indiquée, ainsi qu’une petite maison de 10 m2 ». En outre, poursuit celle qui est aussi membre du conseil d’administration de la Société Hellénique pour l’environnement et la culture (Ellet), il est prévu d’implanter « 3 piliers, dont les fondations dépasseront de 1,5 m le niveau du sol ». Si Stavros Christakos confirme que le téléphérique permettra de véhiculer 160 personnes par heure, il soutient que la version présentée par Kleopatra Theologidou ne correspond pas à « l’étude finale ». Pour lui, « la construction a reçu l’accord unanime du conseil municipal, des habitants et de l’association de valorisation du château ». Sur son téléphone portable, il montre une projection 3D de l’installation : une cabine circule sur deux câbles, et il n’y a pas de pylône entre le point de départ et celui d’arrivée. Mais ni le maire adjoint ni le cabinet de la ministre de la Culture (qui n’a pas répondu à nos sollicitations) ne nous ont fait parvenir « l’étude finale ». Y aurait-il anguille sous roche ?
C’est ce que craignent bon nombre d’habitants. « C’est un projet exagéré ! Nous avons bien d’autres problèmes à gérer », proteste le serveur d’une des tavernes de la ville basse. Kostas Kourkoulis, habitant de la ville et avocat de profession, est membre de l’association des Amis de Monemvasia : « Depuis une éternité, la ville fait face à d’énormes problèmes quotidiens qui, eux, ne sont pas résolus : l’eau est salée, les systèmes d’égouts sont en mauvais état, l’accès au Kastro et le stationnement sont insuffisants, et plus encore l’été. » Ainsi, alors que ces problèmes ne sont toujours pas résolus, est en train d’être promu un téléphérique qui « met en péril la valeur de ce trésor unique du patrimoine culturel mondial », déplore Anastasios Tanoulas, le président de l’Icomos en Grèce, l’organisme qui conseille l’Unesco sur le patrimoine culturel et naturel. « Cette intervention causera des dommages permanents et graves aux valeurs qui rendent Monemvasia unique, et détruira complètement l’autonomie emblématique du massif rocheux surplombant la mer et le littoral voisin, sapant ainsi l’identité artistique, archéologique et historique de la région. »
Car le site est un joyau qui a traversé l’histoire. Il a pour origine un séisme survenu en 375 après Jésus-Christ. L’îlot rocheux est alors séparé du continent. Ce n’est qu’à partir du VIe siècle que Monemvasia est construite par les habitants de l’ancienne Laconie. Ils cherchaient refuge contre les envahisseurs slaves qui dominaient une grande partie de la Grèce jusqu’au VIIIe siècle. En raison de sa position géographique, Monemvasia est d’une importance stratégique. Elle offre un point de contrôle sur la mer et un débouché sur le continent. S’y implanteront tour à tour les Francs, les Vénitiens et les Turcs. Après que les Grecs entament en mars 1821 la guerre de libération de l’Empire ottoman, le premier château libéré est celui de Monemvasia, le 23 juillet 1821.
Mais peu à peu, la cité est délaissée. La ville haute tombe en ruines et la ville basse s’appauvrit. Elle trouve un nouveau souffle au XXe siècle lorsqu’un couple d’architectes, Haris et Alexandros Kalligas, entreprend de restaurer des maisons de la ville basse dans le respect de l’architecture traditionnelle. Elle devient une destination touristique au début des années 2000, après la mort du poète national Yannis Ritsos, le tournage de différents films et séries dans cette forteresse et le développement des axes routiers rendant la citadelle accessible. Sauf qu’avec ses ruelles étroites et pavées dans la ville basse, son chemin pentu pour gagner la ville haute, Monemvasia reste difficilement praticable. C’est ce point qu’a invoqué la ministre de la Culture Lina Mendoni devant le Parlement grec réuni, pour justifier les travaux et défendre la possibilité pour toutes et tous d’accéder au Kastro et à l’église Saint-Sophie qui y est située.
L’explication ne convainc pas la population locale. Elle attise même une autre crainte : celle d’une transformation plus large du site sous couvert de le rendre accessible pour attirer plus de touristes encore et en faire un petit « Disneyland », mot qui revient en boucle dans les bouches. Pour Maria Harami, ancienne membre du conseil municipal, « ce projet change complètement la philosophie de Monemvasia. Ce lieu permet d’être en contact avec l’Histoire… » Et la construction de ce téléphérique ressemblerait à une verrue posée sur le patrimoine historique. Les habitant craignent, en quelque sorte, qu’aux mots de Ritsos ne se substitue bientôt la formule : « Le rocher. Et le téléphérique ».
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Un téléphérique bientôt posé sur Monemvasia ?
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°653 du 11 avril 2025, avec le titre suivant : Un téléphérique bientôt posé sur Monemvasia ?