Le Musée de Grenoble met ce mois-ci en lumière son important fonds égyptien, la troisième plus importante collection d’antiquités égyptiennes en régions, après Marseille et Lyon. Mais comment les musées français ont-ils constitué ces incroyables collections de vestiges venus du pays des pharaons ?
Peut-être connaissez-vous le Musée de Grenoble pour ses collections d’art moderne et contemporain ? Voilà que soudain jaillit en pleine lumière sa remarquable collection d’antiquités égyptiennes, riche de quatre cents pièces. Les œuvres maîtresses de cette dernière – en particulier un ensemble unique de douze cercueils de la nécropole thébaine – sont les fleurons d’une exposition inédite orchestrée par le département des Antiquités égyptiennes du Louvre, avec le Musée de Grenoble. Son titre : « Servir les dieux d’Égypte, Divines adoratrices, chanteuses et prêtres d’Amon à Thèbes ». Et le Musée de Grenoble ne compte pas s’arrêter là : toujours avec le concours et l’expertise du Louvre, ces collections longtemps restées dans l’ombre seront mises en valeur à l’horizon de 2022. Et pour cause : le fonds égyptien grenoblois, dont Jean-François Champollion rédigea le premier catalogue manuscrit en 1810-1812, est le quatrième plus important de France, après celui du Louvre, du Musée archéologique de Marseille et du Musée des beaux-arts de Lyon. Mais partout en France, de Lille à Avignon en passant par Nantes, Le Mans ou Dijon, plusieurs dizaines de musées abritent des objets égyptiens. Pourquoi donc tant d’Égypte dans nos musées de régions ?
La passion française pour l’archéologie égyptienne trouve ses sources dans la campagne du général Napoléon Bonaparte en Égypte, ce pays si présent dans les récits bibliques qui fascinait déjà nos ancêtres grecs et romains. En 1798, donc, le jeune général espère s’emparer de l’Égypte et de l’Orient pour ouvrir la route des épices au détriment des Anglais, qui contrôlent la quasi-totalité du commerce extérieur des Indes. Une troupe de jeunes savants, historiens, ingénieurs ou artistes l’accompagne. Les trésors qu’ils découvrent à l’occasion de cette campagne – parmi lesquels la pierre de Rosette – seront confisqués par les Anglais comme butin de guerre et intégreront le British Museum. Néanmoins, les Français rapporteront dans leurs malles des milliers de notes, dessins et relevés archéologiques, « éveillant l’intérêt français pour l’archéologie égyptienne », souligne Vincent Rondot, conservateur général et directeur du département des Antiquités égyptiennes au Louvre. En effet, dès 1802, Vivant Denon, qui a fait partie de l’expédition avant de devenir le premier directeur du Louvre, publie un ouvrage illustré, Voyage dans la Basse et Haute Égypte, réédité une quarantaine de fois au long du XIXe siècle.
Mais à cette date, les fonds égyptiens des institutions françaises, constitués à travers les collections royales pour le Louvre, des saisies révolutionnaires ou des dons provenant de cabinets de curiosités, restent encore embryonnaires. Ils suffisent néanmoins pour susciter des vocations. Comme, par exemple, celle du jeune Jean-François Champollion, qui a rejoint à Grenoble son frère aîné Jean-Jacques. « La bibliothèque municipale possède alors une collection d’antiquités égyptiennes, provenant du cabinet de curiosités du prieur de l’abbaye de Saint-Antoine, en Isère, qui en avait fait don à la ville. Sans doute ces objets ont-il encouragé la passion du jeune Champollion pour l’Égypte », commente Guy Tosatto, directeur du Musée de Grenoble. De fait, Champollion consacrera sa vie à l’étude de cette civilisation. En 1822, il déchiffre les hiéroglyphes, qui donnent enfin accès à l’histoire et à la religion égyptiennes. L’égyptologie est née.
Avec son frère aîné, Champollion œuvre alors à la constitution d’une collection au Musée du Louvre. Il faut dire que les Égyptiens se désintéressent alors des vestiges païens de ce passé qui ne les concerne plus. Le roi Méhémet Ali décide ainsi un jour d’utiliser les pierres des pyramides pour construire un barrage sur le Nil et n’y renonce que grâce à la force de persuasion du consul de France Jean-François Mimaut. Sur place, les autorisations de fouilles sont accordées facilement, et seuls l’or et les pierres précieuses sont réclamés par les autorités. Consuls et savants constituent d’importantes collections en s’approvisionnant sur les marchés ou en commandant à des rabatteurs locaux des pièces archéologiques prélevées sur des sites, parfois à coups de pioche.
Ces collections alimentent les musées européens. Dans les années 1820, une partie de celles du consul de France Bernardino Drovetti et du consul britannique Henry Salt entrent ainsi au Louvre. En 1827, Jean-François Champollion obtient le poste de conservateur des antiquités égyptiennes. Pour la première fois, le Louvre ouvre un département qui leur est consacré – quatre salles – à l’issue d’un combat homérique. « Un certain nombre de personnes s’opposait à ce département qui ne correspondait pas aux canons esthétiques sur lesquels l’Europe s’était construite : l’Antiquité devait être classique, c’est-à-dire grecque ou romaine », raconte Vincent Rondot. Avec l’ouverture d’un département d’Antiquités égyptiennes du Louvre, une ère nouvelle s’ouvre dans l’histoire des musées. « Le musée ne peut plus dès lors être considéré comme le temple des Beaux-Arts, il devient aussi celui des Lettres et de l’Histoire », écrit alors le baron de Férussac.
Partout en France, les musées constituent alors des collections d’antiquités égyptiennes. Ainsi, à Lyon, dès le début du XIXe siècle, le premier conservateur du Musée des beaux-arts, François Artaud, passionné d’égyptologie, œuvre activement pour enrichir son fonds égyptien. « Il se lie d’amitié avec Champollion, qui vient étudier le fonds égyptien dans les années 1820, et avec le consul Drovetti, qui donne plusieurs pièces au musée, notamment une délicate tête de jeune homme en bois incrusté, datée d’Amenhotep III ou de Toutankhamon, période où l’art du Moyen Empire atteint son apogée », rapporte Geneviève Galliano, conservatrice des Antiquités du musée.
Le musée archéologique de Marseille doit, quant à lui, la constitution d’une importante collection à un médecin, Antoine Clot-Bey. À son arrivée en Égypte, celui-ci s’attire rapidement les grâces de Méhémet Ali en soignant sa gastro-entérite. Bientôt, le voilà qui réorganise les hôpitaux du Caire et fonde une école de médecine. « À la faveur de ses séjours au Caire, ce médecin et diplomate averti se lie avec des marchands et constitue d’importantes collections, qu’il vend au Louvre, puis une autre, riche de 1 600 pièces, à sa ville, Marseille, en 1861, explique Gilles Decker, en charge des collections au Musée d’archéologie méditerranéenne. Partout en France, poursuit-il, lorsqu’un collectionneur, un artiste, un savant se rend en Égypte, il constitue une collection qui alimente le fonds égyptien de sa ville. »,
Et en effet, à Grenoble, c’est encore un passionné d’Égypte antique, le comte de Saint-Ferriol qui enrichira le fonds de la ville. Ce noble de la région, qui s’intéresse de près aux travaux de Champollion, part en Égypte et en Nubie de 1841 à 1842. Il passe plusieurs semaines à Thèbes, où il acquiert une fine connaissance des antiquités thébaines, dont il fera profiter les collectionneurs et les grands musées. « Jean-François Champollion, notamment, lui achète plusieurs pièces pour le Louvre », rapporte Valérie Huss, conservatrice au Musée de Grenoble, dans le catalogue de l’exposition « Servir les dieux d’Égypte ». « Émerveillé par tout ce qui l’entoure, Saint-Ferriol prélève aussi directement sur les sites. Les sculptures et les bas-reliefs sont sciés ou dynamités pour ne conserver que la partie la plus intéressante, compatible avec un transport par bateau », poursuit la conservatrice. En 1916, trente-neuf ans après sa mort, son fils Gabriel offre une partie de la collection égyptienne au musée-bibliothèque de Grenoble. Le reste est dispersé, mais deux stèles et une statue sont alors acquises par le Musée du Louvre.
Cependant, bientôt, des voix s’élèvent en Égypte contre la destruction du patrimoine archéologique du pays – du fait des exportations, mais aussi et surtout des destructions liées à l’industrialisation rapide du pays. Parmi elles, celle d’Auguste Mariette. Pour préserver ce patrimoine sur le sol égyptien, l’archéologue français fonde en 1858 le Service des antiquités de l’Égypte puis un musée au Caire. « Le Service des antiquités organise désormais la vente des antiquités pour les musées européens, qui lui permet de se financer, à condition de ne pas priver le pays de chefs-d’œuvre », explique le directeur du département des Antiquités égyptiennes du Louvre Vincent Rondot.
Avec Auguste Mariette, l’archéologie scientifique se met en place. Le principe du partage des fouilles octroie la moitié des découvertes aux institutions qui mènent les recherches, à l’exception des trésors. « En France, quand l’Ifao, Institut français d’archéologie orientale créé en 1881 par Jules Ferry, dirige des fouilles, le Louvre se trouve être le destinataire privilégié des pièces », explique Vincent Rondot. Avec toutefois des exceptions notables. Ainsi, les fouilles d’Antinoé, cité de la Moyenne Égypte fondée par Hadrien au Ier siècle, menées par Albert Gayet entre 1895 et 1911, sont financées notamment par des mécènes privés, parmi lesquels Émile Guimet : les pièces sont alors dispersées dans divers musées français. Celles provenant des fouilles de Coptos, menées par Adolphe Reinach et Raymond Weill en 1910-1911, sont conservées au Musée Guimet à Lyon, qui ouvre en 1913 et dont le Musée des confluences est aujourd’hui l’héritier, puis au Musée des beaux-arts de Lyon à partir de 1969. « Nous avons un fonds réellement archéologique. Les fouilles sur ce site ont aujourd’hui repris, ce qui fait qu’on peut replacer les objets dans un contexte encore beaucoup plus large », explique Geneviève Galliano, conservateur en chef des Antiquités du Musée des beaux-arts de Lyon.
La source que représente le partage des fouilles se tarit néanmoins après la découverte du trésor de Toutankhamon par Howard Carter en 1922 – qui reste la propriété de l’Égypte. Comme beaucoup d’États, le pays consentira de moins en moins au partage. En 1930, la ville de Lyon reçoit cependant de l’Ifao deux portes ptolémaïques du site de Médamoud, au nord de Louxor. En 1972, un buste colossal d’Aménophis IV-Akhenaton est encore offert par le gouvernement égyptien à la France, qui a répondu à l’appel de l’Unesco pour sauver les temples de Nubie menacés par la construction du haut barrage d’Assouan voulue par Nasser. Par ailleurs, l’égyptologue de l’Université de Lille, Jean Vercoutter, qui a participé à ce sauvetage, reçoit des pièces importantes : « Elles intègrent les collections de l’Université de Lille 3, déjà riches de vestiges issus des fouilles du Fayoum menées par Pierre Jouguet au début du XXe siècle. L’ensemble est déposé au Palais des beaux-arts en 2006 », explique Fleur Morfoisse-Guénault, conservatrice du département Antiquités et objets d’art au Palais des beaux-arts de Lille. Le dernier partage de fouilles, celle du Musée du Louvre à Tod, en Haute Égypte, a lieu en 1983.
Enfin, si les musées de régions ont ainsi pu constituer parfois d’importantes collections, ils bénéficient aussi de la politique de dépôts du Louvre, menée depuis le XIXe siècle. Ainsi, aujourd’hui, pas moins de 4 636 pièces du département des Antiquités égyptiennes se trouvent déposées dans des musées de régions. À l’occasion de la réouverture de la galerie égyptienne du Musée de Tessé au Mans, en 2018, le Louvre a consenti trente nouveaux dépôts. On n’a donc pas fini de voir des merveilles égyptiennes en régions… et c’est tant mieux.
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Pourquoi tant d’Égypte dans les collections des musées français ?
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°717 du 1 novembre 2018, avec le titre suivant : Pourquoi tant d’Égypte dans les collections des musées français ?