SAINT GILLES / BELGIQUE
Cette maison mythique de Bruxelles a été restaurée et transformée en musée. Visite guidée.
Au croisement des avenues Brugmann et de la Jonction, impossible de ne pas remarquer des passants s’arrêtant net, fascinés par la silhouette de ce bâtiment d’angle. Il faut dire que la façade, parée de briques de Silésie qui lui apportent une touche de modernité industrielle, est l’une des plus belles de Bruxelles avec ses ferronneries serpentines typiquement Art nouveau. Son bow-window aux proportions généreuses attire lui aussi l’œil, tout comme le délicat décor taillé dans la pierre d’Euville par le sculpteur belge Victor Rousseau (1865-1954). Ce bas-relief est une allégorie du temps suspendu au moment du coucher du soleil, l’heure dorée. Cet instant, que l’on nomme aussi l’heure des photographes, est une allusion directe au maître des lieux.
Brillant ingénieur du puissant groupe industriel Solvay, Édouard Hannon est en effet un des pères du pictorialisme, un mouvement esthétique qui touche la photographie à la fin du XIXe siècle. Il a la cinquantaine quand, avec son épouse Marie, il commandite cette maison-portrait. Après avoir voyagé à travers le monde pour développer les activités commerciales de l’employeur de Monsieur, le couple pose ses valises à Bruxelles, où il fait bâtir la demeure de la maturité : les maîtres d’ouvrage dressent alors dans la pierre le bilan de leur vie, de leurs passions et de leurs aspirations artistiques. Le couple scelle un pacte : Édouard chapeaute le projet architectural et Marie prend en charge la décoration intérieure. Leur visite de l’Exposition universelle de Paris, en 1900, a été un choc ; ils se sont promis de bâtir leur logis dans ce style révolutionnaire qui bouleverse le paysage européen. Les Hannon ne jurent plus que par l’artiste verrier Louis Tiffany (1848-1933) et par Émile Gallé (1846-1904). Madame supervise le chantier d’ameublement intégralement confié à cette star des ébénistes français. En 1902, les travaux débutent sous la houlette de Jules Brunfaut. Ami d’enfance d’Édouard et compagnon de promotion à l’école d’ingénieur, l’architecte n’est pourtant pas un spécialiste de l’Art nouveau. Cette construction est même sa première dans cette veine. Un coup d’essai doublé d’un coup de maître. Syncrétique, la réalisation marie la ligne en coup de fouet à des références au style Beaux-Arts, ainsi qu’à l’Antiquité grecque, dont on redécouvre alors la pureté et la simplicité originelle, loin des dévoiements des relectures académiques. Cet état d’esprit subjugue Édouard, qui commande un décor exaltant cette philosophie, comme en témoigne l’utilisation massive du marbre, des mosaïques et de la fresque.
Les fresques confiées à Paul Baudoüin (1844-1931), un disciple de Puvis de Chavannes, sont symptomatiques de l’esprit du temps, alliant références antiques, ambition moderne et connotations symbolistes autant que scientifiques. Celle de la cage d’escalier est ainsi un modèle du genre. Elle représente un couple de bergers qui, après une longue marche (c’est-à-dire les Hannon au mitan de leur existence commune), fait une halte pour contempler les joies de la vie. Le moment représenté évoque lui aussi la fameuse heure dorée.
D’ailleurs toute la maison est figée dans ce culte du soleil couchant et les vitraux sont même installés de manière à suivre la course de l’astre et donner ainsi à la lumière une dimension élégiaque. Le sujet de la fresque est aussi une ode à l’harmonie de la nature. Cette notion se développe également dans le dessin de l’escalier qui forme une spirale sans fin, se prolongeant dans la suite de Fibonacci peinte à l’intérieur du dôme et dans le design de la lampe qui évoque le méristème d’un tournesol. La thèse de la force mathématique qui construit le monde et la nature est omniprésente dans le décor, un hommage vibrant à la famille Hannon qui compte quelques sommités scientifiques, dont le patriarche, qui était botaniste et recteur de l’université de Bruxelles, et la sœur, mycologue. Pièce maîtresse de la maison, l’escalier est un parfait exemple de la dimension organique impulsée dans la totalité du bâtiment, qui est un des marqueurs de l’Art nouveau.
Pourtant, comme nombre de trésors du début du siècle, cette perle a bien failli disparaître ! Revendue, squattée et saccagée, elle a vu portes, vitraux et même une cheminée en marbre être arrachés. Le bâtiment lui-même échappe de peu à la découpe, pour être aménagé en logements collectifs. Dès les années 1980, des travaux sont heureusement lancés afin de stabiliser le bâti et de sauver ce qui peut l’être. Après avoir hébergé une galerie d’art, le monument connaît un avenir incertain, jusqu’à ce que la commune décide de le restaurer pour en faire une maison-musée d’un genre particulier. En effet, plutôt que d’attendre la fin d’interminables travaux, le monument a été ouvert alors que restauration et remeublement se poursuivent. Véritable chantier laboratoire faisant collaborer chercheurs et partenaires privés et institutionnels, la maison a notamment pu compter sur la générosité de musées français. Les Arts décoratifs, ainsi que les musées de Reims et de Nancy ont en effet concédé des prêts de longue durée, afin de faire revenir sur place des objets ayant appartenu à la famille. Un positionnement atypique qui permet de proposer des actualités régulières et donc d’entretenir l’engouement des visiteurs. À partir de cet automne, le public pourra ainsi, par exemple, assister à la renaissance de la spectaculaire serre en admirant à travers les portes vitrées les gestes experts des restaurateurs et artisans d’art.
Musée au positionnement original, le site veut aussi être le porte-étendard de l’Art nouveau dans sa diversité. Mouvement pluriel, il a en effet été le terrain d’expression de personnalités fortes aux styles variés, aujourd’hui éclipsées par l’architecte belge Victor Horta (1861-1947). La première exposition, montée à partir de collections particulières et de prêts du Musée du design de Gand, braque donc les projecteurs sur d’autres immenses créateurs, à commencer par l’inclassable Paul Hankar (1859-1901). Pionnier du mouvement, cet architecte au vocabulaire éclectique a inventé un style singulier, puisant dans les influences japonaises, anglaises et même africaines, d’où son premier nom de style Congo. Ses meubles atypiques et ses ferronneries virtuoses se déploient dans la chambre de Madame, tandis que la salle de bains accueille les créations du Val Saint Lambert, la cristallerie belge des avant-gardes. Une chambre est également dédiée à Henry Van de Velde (1863-1957) qui montre toute l’étendue de ses talents, du porte-cure-dents au banc en bois massif. La chambre d’amis dévoile quant à elle des bijoux et des pièces textiles inédites du grand Gustave Serrurier-Bovy (1858-1910).
La spirale de l’escalier, force vitale
Cette petite merveille de ferronnerie est la colonne vertébrale de la maison, l’incarnation du caractère organique que Jules Brunfaut (1886-1972) a voulu lui insuffler. Cette spirale met en valeur la fresque symboliste de Paul Baudoüin. Unique fresque de l’époque conservée à Bruxelles, c’est une miraculée car, il y a encore peu, elle était recouverte de crasse et de toiles d’araignée. Victime d’infiltrations, elle tombait littéralement en morceaux avant sa restauration.
Un lumineux vitrail aux clématites
Situé en haut de l’escalier, ce vitrail aux belles tonalités bleues illumine l’étage. Très impressionné par une œuvre similaire de Tiffany, qui a décroché la médaille d’or à l’Exposition universelle de Paris 1900, Édouard Hannon demande au maître verrier bruxellois Évaldre de s’en inspirer, tout en l’agençant à la manière des créations de l’artiste français Jacques Gruber (1870-1936). Il lui emprunte notamment le motif de lianes, qui semble communiquer avec le bow-window conférant à l’ensemble une écriture murale très rythmique.
La serre, pièce maîtresse de la maison
Pour le maître des lieux, c’était la pièce la plus importante. C’est pourquoi il a demandé à l’architecte de la souligner depuis l’extérieur, en la signalant par un bow-window, mais aussi de l’intérieur en la dotant de beaux vitraux à décor végétal réalisés avec la technique du verre américain. De jour, ces derniers laissent passer la lumière, mais, en fin de journée, les verres prennent une apparence laiteuse totalement en adéquation avec l’ambiance fantasmagorique qui prévalait à la Belle Époque.
Un mobilier intégralement signé Gallé
Découvert par les Hannon à l’Exposition universelle de 1900, Émile Gallé devient leur artisan attitré. Fait rarissime, le couple commande en effet la totalité de son mobilier et de ses luminaires aux célèbres établissements du maître de l’École de Nancy. Pour sa réouverture, la maison a pu obtenir un prêt de longue durée exceptionnel du Musée des arts décoratifs de Paris, afin de faire revenir sur place, soixante-cinq ans après leur départ, les fauteuils et le canapé commandités pour ce lieu.
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Maison Hannon, le temple de l’Art nouveau
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°767 du 1 septembre 2023, avec le titre suivant : Maison Hannon, le temple de l’Art nouveau