À quelques kilomètres de Cordoue, s’étend le site archéologique de Madînat al-Zahrâ’. Avec ses colonnes alternativement bleues et roses d’où jaillissent des arcs en fer à cheval aux claveaux rouges et blancs, avec ses luxueux objets de bronze, marbre ou ivoire, il rappelle le faste de l’ancienne résidence califale.
De l’âge d’or de l’Espagne musulmane, il reste, bien sûr, la Grande Mosquée de Cordoue qui déploie sa forêt de colonnes millénaires sur les rives du Guadalquivir. À cinq kilomètres à vol d’oiseau de ses arcs rouges et blancs, il existe un autre fleuron de l’architecture omeyyade : le site archéologique de Madînat al-Zahrâ’. Encore à l’écart des circuits touristiques, il est en passe de devenir une étape clé de la route du califat. Ce palais-cité, si souvent loué par les chroniqueurs arabes, renaît au terme d’un long et patient programme de restauration entamé dans les années 50. Depuis la route qui mène de Cordoue à Madînat, on ne distingue de l’ancienne résidence califale que quelques vestiges modestes, accrochés à une pente aride de la Sierra Nevada. Le visiteur s’attend à une promenade pittoresque dans un champ de ruines, agrémenté de quelques jasmins et grenadiers ; sans oublier le palmier, ce compagnon d’exil du prince omeyyade Abd al-Rahman, ramené de son Orient natal d’où il fut chassé en 750 par les Abbassides, la nouvelle dynastie régnante de Bagdad. Et puis vient la surprise quand, à l’abri des palmes, tapissant les allées du site, on aperçoit plusieurs dizaines de milliers de fragments sculptés de pétales, feuilles et calices, délicatement travaillés dans le marbre ou le grès. « Soigneusement triés, ces éléments architectoniques ou décoratifs attendent d’être assemblés et remontés par anastylose », explique Antonio Valejo, archéologue et directeur du site depuis 1985. « Ce procédé de reconstruction archéologique, le seul permis par la Charte de Venise, peut être mis en œuvre lorsque subsistent suffisamment d’éléments pour pouvoir restituer le monument originel avec une certitude absolue. » Utilisé à Éphèse pour la Bibliothèque de Celsus, ce type de reconstruction, qui a contribué au succès et à la célébrité du site, vient d’être mis en œuvre à Madînat al-Zahrâ’, dans le Salón Rico. Désormais restauré, cet édifice, situé au centre géographique du complexe, peut donner une idée de la splendeur architecturale de Madînat. Dans ce bâtiment destiné aux audiences solennelles, le calife recevait deux fois par an ses corps administratifs ainsi que les délégations étrangères. Ambassadeurs ou généraux étaient d’abord hébergés dans un palais de Cordoue. Le jour de l’audience, on les conduisait à la Zahrâ’ « le long d’une haie de plusieurs milliers d’hommes en armes (le plus souvent des civils hâtivement déguisés en soldats). Après une marche harassante et craintive, le visiteur était enfin admis en présence du calife », commente Sophie Makariou, conservateur à la section Islam du Musée du Louvre. Ce protocole rappelle à bien des égards celui pratiqué chez les Abbassides, entre Bagdad et le palais de Samarra qui voulait prendre ses distances par rapport à la capitale économique, un peu comme Versailles vis-à-vis de Paris au XVIIe siècle. Au Salón Rico, l’hôte découvrait une vaste salle basilicale à cinq nefs, ponctuée de colonnes alternativement bleues et roses d’où jaillissent des arcs en fer à cheval, aux claveaux alternés de calcaire blanc et de briques. Hérités des traditions wisigothiques, et si caractéristiques de l’art hispano-omeyyade, ils atteignent ici une forme parfaitement aboutie. À la polychromie des colonnes et de l’appareil, devaient s’ajouter les couleurs des revêtements muraux, des impostes, des bases de colonnes et chapiteaux aux décors profondément fouillés, où se niche parfois, entre palmettes et acanthes, quelque inscription califale admirablement ciselée. Cette restauration qui s’achève pour le jubilé ressuscite la Madînat de l’an mil, ce coin de paradis perdu si souvent célébré par les poètes et écrivains arabes, autant si ce n’est plus que la Grande Mosquée. Si cette dernière a été l’objet de tous les soins, la Zahrâ connaît une destinée plus brève ; sans doute fut-elle le symbole trop tangible du pouvoir omeyyade. À la fois lieu de résidence du souverain, centre du gouvernement, siège de la Monnaie et des services administratifs, elle fut aussi un centre artistique extrêmement actif, animé d’ateliers d’ivoires, de bronzes, de céramiques, où s’élabora un style spécifiquement arabo-andalou. Cette ville nouvelle fut le grand dessein d’Abd al-Rahmân III et de son fils al-Hakam II, descendants d’Abd al-Rahmân. En 929, le premier reprend le titre de calife que ses ancêtres avaient porté à Damas, sept ou huit générations plus tôt – titre usurpé par les Abbassides. C’est dans ce contexte qu’intervient la création ex nihilo de la cité-palais de Madînat. Un brin nostalgique, Abd al-Rahmân III cherchait peut-être à ressusciter la cour de Damas. Surtout, il entendait rivaliser avec deux ennemis de poids : les Abbassides, mais aussi les Fatimides qui venaient d’instaurer leur propre califat à Mahdiya en Tunisie. « On ne pouvait pas davantage concevoir trois califes dans l’Islam du Xe siècle que trois empereurs à Rome ou trois papes dans la Chrétienté médiévale. Trois califes supposaient deux imposteurs qu’il fallait combattre et disqualifier », explique Sophie Makariou. Et combattre pour le petit califat andalou passait nécessairement par des manifestations de prestige.
Un chantier colossal
Comme à Samarra, à al-Qâhira en Égypte ou à Sabra al-Mansûriyya en Tunisie à la même époque, on ne lésina pas sur les moyens. À l’intérieur d’un rectangle de 1500 m sur 700 m, ceint de murailles de pierres, des quartiers palatiaux et urbains, clairement hiérarchisés, furent édifiés. Du haut de la terrasse supérieure, la résidence du calife, qui représentait le cinquième de la surface de la ville, dominait symboliquement l’ensemble. Aux dires des historiens arabes, les frais de construction auraient englouti annuellement le tiers des revenus de l’État. Pendant près de 40 ans, plus de 10 000 ouvriers travaillèrent quotidiennement sur le chantier. On fit venir les plus belles colonnes antiques de tout le Bassin méditerranéen. L’Empereur de Constantinople en aurait envoyé 140, plus de 4 000 furent importées de Carthage, de Sfax et de Tunis. Pour verdir cette terre ingrate de la Sierra Nevada, il fallut concevoir de savantes adductions d’eau, creuser des canalisations, élever des aqueducs à la romaine. Et l’eau gicla dans les centaines de fontaines disséminées dans la cité, par la gueule de quadrupèdes de bronze, aux corps finement gravés d’arabesques tels ce cerf trouvé à Madînat et son pendant acquis il y a plusieurs années par le Qatar. Malgré cette débauche de moyens, la ville fut détruite 75 ans après sa fondation. Dès le début du XIe siècle, des troupes berbères révoltées transformèrent Madînat en un champ de ruines. Née avec le califat, l’éphémère cité accompagna le régime presque dans ses dernières heures. Le califat s’effondre en effet dès 1031, et son pouvoir se disperse entre les mains des reyes de taifas (les rois des clans), à la tête des principautés rivales de Séville, Tolède, Cordoue, Grenade, Saragosse...
Des bassins de mercure où flottaient des perles sauvages
Pillée, ruinée, Madînat tombe peu à peu dans l’oubli, au point qu’au XIXe siècle, nul ne connaît sa situation exacte. Son souvenir fut toutefois entretenu par la littérature arabe. Au XVIIe siècle, el-Maqqarî, le chroniqueur de la dynastie saadienne du Maroc, évoque encore ses tuiles d’or et d’argent, ses portes d’ébène et d’ivoire, ses murs de jaspe et de porphyre, ses statues d’or incrusté de pierreries, ses bassins emplis de mercure étincelant où flottaient ça et là quelques perles sauvages. Ces descriptions prometteuses encouragent les recherches et l’on parvient finalement à localiser la ville. « Les fouilles commencèrent dès 1910 et elles ne sont toujours pas terminées », rapporte Antonio Valejo. « Des photographies aériennes à infra-rouge ont permis d’estimer la surface fouillée à 10 % de la totalité du site, mais la priorité va aujourd’hui à l’étude, la consolidation et la restauration des vestiges exhumés. » Il existe sans doute une contradiction entre la réalité de ces derniers et l’imaginaire relatif à l’évocation de l’âge d’or andalou. Nulle trace en effet de l’or, de l’ébène, des perles ou du mercure évoqués par el-Maqqarî. Les fouilles n’auraient-elles pas tenu leurs promesses ? « Tout dépend du regard porté sur les vestiges. » Pour Antonio Valejo, « la réalité dépasse la légende ». « Certes, nous n’avons pas retrouvé de matériaux précieux. Mais peut-être avons-nous mieux que cela : un édifice entièrement recouvert d’une décoration plantureuse dont la quantité et la qualité constructive sont sans équivalent dans le monde islamique. » L’ordre constructif du Salón Rico disparaît en effet littéralement derrière son habillage de 50 panneaux d’arabesques, recomposés et replacés in situ. Disposés bord à bord, ils semblent voiler l’édifice comme une série de tentures. Cerné par des bordures, leur décor, dense et couvrant, évoque irrésistiblement l’art des tapis. Les tiges gorgées de sève de l’arbre de vie oriental se déploient à l’intérieur d’une géométrie puissante et sûre. S’y accrochent amandes, gouttes, cœurs et palmettes, calices, pétales, fleurs et fruits... En tout, près de 1700 motifs répertoriés, qui se répandent dans le calcaire, comme guidés par une horreur du vide.
Le décor et le style des panneaux du Salón Rico rappellent à bien des égards ceux qui flanquent le mihrâb de la Grande Mosquée de Cordoue. Peut-être sortent-ils du même atelier ? Toutefois aucun des panneaux de Madînat n’est en stuc ; tous ont été taillés un à un dans la pierre.
Un effet de dentelle et de légèreté
Plus qu’à la sculpture, leur travail s’apparente à la ciselure. L’artisan n’a pas cherché à faire surgir du calcaire des volumes pleins se détachant sur le fond comme dans un bas-relief. Il a préféré creuser la surface par évidement, refouillement, en respectant le plan originel du matériau et en dégageant progressivement des motifs profondément imbriqués les uns aux autres. D’où cet effet de dentelle et de légèreté si souvent souligné par les commentateurs et que l’on retrouve, gravé sur le corps d’animaux aquamaniles en bronze, et surtout, presque à l’identique, sur les pyxides et coffrets en ivoire, art de cour par excellence des califes andalous. Ces derniers sont friands de ces productions luxueuses, sorties de ces ateliers qui gisent sans doute quelque part dans la zone non fouillée de Madînat. Au sein de décors végétaux tapissants, les artisans inscrivaient parfois quelques scènes animées évoquant les plaisirs de la cour ou les symboles du pouvoir. Scène de trône, chasse au faucon, combat de lions et de taureaux, cueillette des dattes sont ainsi les thèmes à l’honneur sur un objet célèbre entre tous, la pyxide réalisée en 968 pour le prince al-Mughira, dernier fils d’Abd al-Rahman III. On y reconnaît une iconographie orientale présentant des affinités certaines avec les modèles abbassides. Il est remarquable que les beaux jours de l’ivoirerie andalouse correspondent à la période du califat. L’utilisation postérieure de l’ivoire, par les taefas, résonne comme une revendication de cet héritage ; mais le style s’assèche et les productions se raréfient.
Cependant les panneaux sculptés de calcaire, les aiguières en bronze ou la céramique aux tons vert pâle et brun ne peuvent qu’imparfaitement évoquer l’ambiance raffinée de la cour andalouse du Xe siècle, celle que suggère avec mélancolie et érotisme la poésie d’Ibn Zaydûn :
« Quand dans son ébriété elle s’endormit, et que les yeux des gardes s’ensommeillèrent, je me glissai jusqu’à elle avec l’insensibilité du songe, je l’atteignis avec la douceur de l’haleine. Je baisai la blancheur étincellante de son cou, harcelai le rouge de sa bouche, et je passai avec elle une nuit délicieuse, jusqu’au moment où les ténèbres sourirent, montrant les blanches dents de l’aurore. »
- PARIS, Institut du Monde arabe, jusqu’au 15 avril, cat. éd. Hazan, 280 p., 300 ill., 299 F et notre hors-série en partenariat avec l’Express et Europe 1, 36 p., 30 F.
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Madînat al-Zahrâ’, le Versailles andalou
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°522 du 1 décembre 2000, avec le titre suivant : Madînat al-Zahrâ’, le Versailles andalou