Ce n’est qu’à partir des années 1980 que les institutions européennes ont commencé à intervenir dans le champ culturel, domaine réservé des États.
Si c’était à refaire, je commencerais par la culture », aurait dit Jean Monnet en parlant de la construction européenne. Cette phrase, attribuée à tort à l’un des pères fondateurs de l’Europe, montre à quel point l’union européenne souffre d’avoir axé son processus de construction sur des politiques économiques, et d’avoir négligé la culture, comme en témoignent les rejets récurrents des traités européens lors de référendums européens.
Pourtant, il aurait été difficile de procéder autrement. L’inimitié entre les populations qui s’étaient affrontées à trois reprises en un siècle, dont deux conflits mondiaux, était telle qu’il était impossible d’envisager dans l’immédiat après-guerre une coopération culturelle. Qu’à ne cela tienne, une poignée de visionnaires imagine une solution visant à empêcher tout conflit ultérieur entre les frères ennemis : lier les industries du charbon et de l’acier, les deux clés de l’industrie d’armement, au sein de la Communauté européenne du charbon et de l’acier, née en 1951. Peu après, une communauté d’intérêts économiques naissait autour de six pays, en 1958, avec la création de la Communauté économique européenne.
Selon les traités européens actuels, la culture relève des États membres et non pas de l’Union européenne. Pourtant, comme dans le cas d’autres politiques publiques, celle-ci grignote progressivement des pouvoirs. Il n’est pas question d’harmonisation dans le cadre de la culture, l’Union européenne agit seulement pour venir renforcer et soutenir l’État, en vertu du principe de subsidiarité.
Les premières interventions européennes dans le domaine de la défense du patrimoine remontent au début des années 1980, à l’initiative de la France, de l’Italie et de la Grèce. L’Europe qui s’appelait encore CEE à l’époque et ne comptait que neuf, puis douze États membres, avait en partie financé des programmes de préservation de l’Acropole à Athènes et du quartier du Chiado à Lisbonne. En 1989, un programme de soutien à la création contemporaine, nommé « Plateforme Europe », puis rebaptisé ultérieurement « Kaleidoscope » en référence à la mosaïque de cultures européennes, est créé. Mais celui-ci est plutôt symbolique, tant au niveau des montants concernés qu’à celui de sa portée d’action. En 1985 sont créées les capitales européennes pour la culture, et à partir de 1987, le programme « Raphaël » vient apporter un soutien au patrimoine et au secteur des musées.
Spécificité culturelle et marché unique
Il faut attendre le Traité de Maastricht en 1993 pour que la culture soit inscrite dans le champ d’action de l’Union européenne. La France a joué un rôle important, selon Christian Lequesne, directeur du Centre d’études et de recherches internationales de Sciences Po : « Les Français ont défendu l’idée que la culture ne devait pas être un secteur complètement marchand, ce qui est différent d’autres conceptions. Chez les Britanniques, le marché de l’art n’a pas de spécificités par rapport à d’autres biens marchands. La France a voulu une politique de la culture au niveau européen pour éviter que la culture soit simplement régulée par les règles générales du marché intérieur, d’où l’idée française, souvent critiquée d’ailleurs, d’une exception culturelle ».
En effet, et les groupes d’intérêts l’ont compris avec plus ou moins de rapidité, la mise en place du marché unique impliquait que dès le début des années 1990, 80 % du droit économique et social était décidé à Bruxelles. Les règlements ont force de loi dans chaque État-membre, et lorsqu’une directive est adoptée au niveau européen, les pays nationaux n’ont plus qu’une marge de manœuvre extrêmement limitée pour la transposer dans le droit national : il est trop tard pour influencer le processus. Les groupes d’intérêts se sont ainsi rassemblés en fédérations européennes pour s’informer et influencer les processus de décision européens. À titre d’exemple, Elia, la Ligue européenne des instituts d’art, qui regroupe 350 écoles d’art dont une trentaine d’organismes d’enseignements supérieur français, a été créée en 1990. Nemo, le Réseau des organisations de musées européens, qui représente notamment le Service des musées de France, a été créé en 1992. « Nemo est le porte-parole des musées auprès des institutions européennes dans le domaine des politiques culturelles. Il met en exergue les intérêts et l’influence des musées sur les politiques et initiatives culturelles européennes. »
Enfin, la FEAGA, la Fédération des associations européennes de galeries d’art, qui regroupe les organisations professionnelles nationales, en France le Comité professionnel des galeries d’art, a déménagé en 2005 à Bruxelles pour pouvoir mieux influencer le processus européen, sur des sujets comme la TVA ou bien actuellement la problématique du droit de suite.
Des symboles européens fictifs sur les billets
Mais les états nationaux tentent de conserver leurs prérogatives nationales et sont réticents à des transferts de souveraineté supplémentaires, ce qui s’exprime parfois à travers des symboles. Lors du lancement de la monnaie unique, les états de la zone euro avaient convenu de conserver leurs symboles nationaux sur les pièces de monnaie. Mais en dépit de l’incroyable richesse du patrimoine européen, ils ne sont pas parvenus à s’entendre sur des symboles européens communs pour orner les billets : celui de 50 euros représente ainsi un pont fictif, celui de 5 euros un monument tout aussi fictif. Selon Christian Lequesne, on aurait pu facilement trouver des symboles européens, par exemple Erasme ou Gutenberg, qui ont eu un rayonnement européen. « Bien que ces personnages aient eu des vies assez européennes, ils sont malgré tout identifiés à leur pays d’origine. Erasme a été très mobile dans l’Europe de la Renaissance, mais on l’identifie à son pays de naissance, les Pays-Bas. Gutenberg a largement circulé en Europe aussi, mais quand on pense à lui, on l’identifie à un génie allemand. »
C’est pourquoi il n’est pas question d’harmonisation des politiques culturelles au niveau européen. Depuis le Traité de Maastricht, la culture devient certes une politique publique européenne, mais uniquement pour « encourager la coopération entre États membres et, si nécessaire, […] compléter leur action ». Dans le champ d’action figurent notamment la diffusion de la culture européenne, la conservation et la sauvegarde du patrimoine culturel d’importance européenne, les échanges culturels non commerciaux, la création artistique. Le traité de Lisbonne renforce en 2007 la compétence de l’Union européenne en la matière, en facilitant la prise de décision, qui ne devra plus faire l’unanimité, mais sera adoptée selon la méthode complexe de la majorité qualifiée.
Le premier programme européen pluriannuel
La culture devient ainsi une politique publique à part entière. En 2000, le premier programme culture est créé pour la période 2000-2006, suivi d’un second programme pour la période 2007-2013. D’autres initiatives voient le jour. Un prix d’architecture contemporaine de l’Union européenne ainsi qu’une mention spéciale « jeune architecte » sont attribués tous les deux ans depuis 2001. Depuis le début des années 2000, les Europa Nostra Awards, prix du patrimoine culturel de l’Union européenne, récompensent plusieurs domaines d’activité : la conservation, la recherche, les projets exemplaires par des individus ou des associations, ou bien encore l’éducation ou la formation.
Une initiative intergouvernementale a lancé en 2006 un « Label du patrimoine européen », attribué jusqu’ici à 68 sites. Cette année, ce label sera étendu à l’ensemble des pays de l’Union européenne, et sera complètement opérationnel d’ici 2015. Selon la Commission, « l’accent ne sera pas mis sur la conservation — garantie par les régimes de protection en vigueur —, mais sur la promotion de la dimension européenne des sites, leur accessibilité et l’offre d’informations et d’activités de qualité. » Sont éligibles les sites de patrimoine à portée européenne.
En novembre 2007, l’Agenda européen pour la culture crée une nouvelle impulsion pour la coopération dans ce secteur, qui a abouti notamment à la création d’un projet pilote pour favoriser la mobilité des artistes dans l’Union européenne. Celle-ci s’est par ailleurs dotée de statistiques précises sur l’économie de la culture, publiées en 2009. Un nouveau concept est apparu, les industries culturelles et créatives, qui combine, comme c’est souvent le cas en Europe, différentes approches nationales : la notion d’exception culturelle française, la vision plus marchande de la culture britannique, et enfin le modèle scandinave fondé sur l’économie de l’expérience. Le prix de la culture n’y reflète pas le coût de production, mais le prix de l’expérience produite par l’événement ou l’endroit visité. Ces industries culturelles et créatives constituent une nouvelle priorité d’investissement de l’Union européenne.
Une des priorités de l’Union européenne est d’assurer la libre circulation des biens et des personnes au sein de son territoire. Dans ce cadre, la commission européenne a souhaité favoriser la circulation des collections des musées, afin de partager le patrimoine européen. Un groupe de travail ad hoc a été ainsi constitué, fondé sur la base du volontariat dans les États membres. Il a rendu ses conclusions en septembre dernier. Plusieurs pistes se sont dégagées pour réduire les coûts des prêts. Une première réflexion concerne la diminution des coûts de transports des œuvres d’art. Le groupe de travail suggère à la Commission européenne d’examiner s’il n’existe pas de pratiques anticoncurrentielles parmi les quelques opérateurs qui assurent ce service. Mais c’est au niveau de l’assurance des objets prêtés, qui représente 15 à 40 % du coût total du prêt, que des améliorations pourraient être opérées. Pour ce faire, le groupe de travail préconise de généraliser et harmoniser la garantie d’État (présente dans seulement 22 pays européens sur 27), afin de réduire le coût des assurances privées. Des normes communes d’évaluation des risques et d’estimation de la valeur des objets devraient également être mises en place. Enfin, les prêts entre musées étant basés avant tout sur une relation de confiance, le groupe de travail suggère d’encourager au niveau européen les échanges de personnel entre musées, sur le modèle du programme Erasmus, le programme d’échange étudiant, à élargir à d’autres catégories professionnelles.
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L’Europe à la conquête de la culture
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°388 du 29 mars 2013, avec le titre suivant : L’Europe à la conquête de la culture