PARIS
En décidant de faire revivre l’esprit d’Eugène Delacroix, un collectif d’artistes, dont Maurice Denis, a donné naissance à l’un des musées les plus charmants de la capitale.
C’est l’un des secrets les mieux gardés de Paris. Un musée de caractère lové au cœur de Saint-Germain-des-Prés, mais encore à l’écart des circuits touristiques. Pourtant, le Musée national Eugène Delacroix a tout pour plaire. À commencer par son emplacement, un havre de paix derrière la célèbre église du sixième arrondissement. La placette, assurément l’une des plus charmantes de la capitale, constituait sous l’Ancien Régime l’avant-cour du palais abbatial, et ses immeubles les communs du palais. Au fil du temps, cette rue aux airs de village a irrésistiblement attiré les artistes : le sculpteur Antoine Étex vécut ici, tandis que Bazille, Monet, Balthus, sans oublier Maurice Denis y établirent leur atelier. Mais son hôte le plus illustre, et le seul dont le séjour est encore palpable, est évidemment Delacroix.
À l’abri derrière la lourde porte du numéro 6 de la rue de Furstenberg, se dissimule ainsi son ultime lieu de vie et de création. Après avoir gravi un étroit escalier, le visiteur découvre avec bonheur le dernier appartement du peintre, puis un majestueux atelier érigé, d’après ses plans, dans un joli jardin dont la présence est indétectable depuis l’extérieur. En 1857, Delacroix avait dû se résoudre à quitter le quartier de la Nouvelle-Athènes, qu’il aimait tant, pour s’installer à proximité de l’église Saint-Sulpice afin d’achever le décor de la chapelle des Saints-Anges. Souffrant depuis plusieurs années, il voulait à tout prix terminer son œuvre et devait donc être le plus proche possible du site. Ce déménagement rive gauche s’explique aussi, sans doute, par le désir du maître de se rapprocher de l’Institut de France où il venait enfin d’être élu membre de l’Académie des beaux-arts, après six tentatives infructueuses. « Mon logement est décidément charmant », note-t-il dans son journal. « La vue de mon petit jardin et l’aspect riant de mon atelier me causent toujours un sentiment de plaisir. » On ne peut qu’acquiescer. Et pourtant, ce lieu évocateur et symbolique a bien failli disparaître à jamais.
Quand le peintre s’éteint en 1863, il n’a pris aucune disposition pour préserver son cadre de vie et de travail, ni pour créer un musée personnel ; bien au contraire. Célibataire et sans enfant, il indique dans son testament que l’intégralité du contenu de son atelier devait être vendue, hormis quelques œuvres et objets qu’il léguait à ses proches. Et, malgré sa réputation, le lieu n’a pas été sanctuarisé après sa disparition, mais tout simplement remis sur le marché. Divers locataires occupent ensuite l’appartement et l’atelier jusqu’à ce que le propriétaire, Charles-Ernest-Georges Panckoucke, résilie le bail en 1928. La rumeur court alors que ce dernier souhaite faire démolir l’atelier et convertir le site en garage ! Face à cette menace imminente et irréversible, un collectif d’artistes et de personnalités se forme autour du peintre Maurice Denis. Cette Société des amis d’Eugène Delacroix réunit entre autres Matisse, Signac, Vuillard, mais aussi André Joubin, l’éditeur de la correspondance de l’artiste, Raymond Escholier, conservateur au Musée Victor Hugo, ainsi que des collectionneurs. La Société se mobilise pour sauvegarder le site et tente de le faire classer monument historique. Peine perdue, car la protection ne sera accordée qu’en 1991, et encore il ne s’agit que d’une inscription et non d’un classement. Heureusement, les admirateurs de Delacroix parviennent à convaincre le propriétaire d’abandonner son funeste dessein et de leur louer l’atelier. Forte de ce succès, la Société envisage un projet plus ambitieux et commence à constituer une collection en vue de l’ouverture au public en 1932. Malgré de fortes dissensions au sein du groupe dont les membres ne partagent pas la même vision de ce que doit être le futur musée, l’orientation voulue par Denis est décisive : le site ne sera pas un mausolée mais un lieu de mémoire et de rencontre avec l’esprit de la création de Delacroix.
Retrouver l’atmosphère spirituelle du maître
Contrairement aux établissements monographiques créés par un artiste, ses descendants ou ses élèves, le Musée national Eugène Delacroix est né sans collection et à l’instigation de personnalités qui n’ont pas connu le maître. Cette double particularité induit un positionnement singulier et une approche moins sentimentale, plus objective. Plutôt que de chercher à reconstituer l’appartement et l’atelier tels qu’ils étaient de son vivant, ce comité de préfiguration atypique a tenté de « rétablir l’atmosphère spirituelle du lieu en exposant des œuvres propres à évoquer la mémoire du maître ». Progressivement, les dons affluent, notamment de la part des Amis. Le baron Vitta, le docteur Viau ou encore Paul Jamot se montrent particulièrement généreux, tout comme le graveur Étienne Cournault qui avait hérité de son grand-père Charles des objets rapportés du Maroc par Delacroix. Au fur et à mesure, le musée se dote d’une importante collection à la tonalité résolument intimiste. Riche d’environ mille trois cents pièces, elle est par ailleurs la seule à présenter aujourd’hui, dans un même écrin, toutes les facettes du génie : le peintre, le dessinateur, le graveur et l’écrivain.
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°703 du 1 juillet 2017, avec le titre suivant : Le Musée Delacroix cette pépite qui fait battre le cœur de Paris