Bibliothèque - Musée

Le grand œuvre de dom Malachie d’Inguimbert

Par Isabelle Manca-Kunert · L'ŒIL

Le 26 mars 2024 - 1347 mots

Créée au XVIIIe siècle à Carpentras, l’Inguimbertine est la seule bibliothèque-musée de France. Son déménagement dans l’ancien hôtel-Dieu constitue un retour aux origines, liées à l’histoire particulière du Comtat Venaissin.

L’Inguimbertine. Son nom interpelle, autant que sa situation. L’institution dénote pour la bonne raison qu’à sa fondation, la terre de Provence n’était pas française mais papale. Ce rattachement au Saint-Siège n’a pas constitué qu’un bref épisode : le Comtat Venaissin, qui recouvrait une partie des actuels départements de la Drôme et du Vaucluse, a été un État pontifical de 1274 à 1871 ! Un État dont Carpentras fut la capitale. Cette enclave, sous autorité directe du pape, jouissait de privilèges et de droits spécifiques, notamment concernant la communauté juive qui y était tolérée, contrairement au Royaume de France. Un statut qui explique la concentration patrimoniale remarquable pour une commune modeste, qui comptait 10 000 âmes sous l’Ancien Régime. La cité comprend ainsi, outre une belle cathédrale, d’importants hôtels particuliers, la chapelle où un certain Pétrarque a fait ses humanités, une synagogue fondée au XIVe siècle, ainsi qu’un spectaculaire hôtel-Dieu. Cette construction imposante ne passe pas inaperçue, et semble disproportionnée, avec ses 10 000 mètres carrés qui la classent comme le plus grand bâtiment du département derrière le Palais des papes d’Avignon. Hors d’échelle par rapport à la commune qui l’héberge, ce monument historique a été en activité jusqu’en 2002. De nombreux habitants y ont vu le jour ou ont rendu visite à un proche soigné entre ces murs.

de généreux prélats

Sa construction, entre 1750 et 1764, a constitué une exceptionnelle libéralité de l’évêque Dom Malachie d’Inguimbert, s’inscrivant elle-même dans une lignée de prélats bienfaiteurs. Au XVIe siècle déjà, l’ecclésiastique et écrivain Jacopo ­Sadoletto offre en effet sa mythique bibliothèque à la cité. Hélas, le navire qui la ramène de Rome disparaît en mer. Quelques décennies plus tard, le cardinal Bichi fait construire l’imposant palais épiscopal, devenu l’actuel tribunal, et le dote d’une belle collection d’art. Dont la perle était un retable de Pierre de Cortone. Cette peinture a ensuite été offerte à Mazarin avant de disparaître, jusqu’à refaire surface en vente publique. L’ouverture du nouveau musée est l’occasion idéale de la rapporter au bercail. Dom Malachie d’Inguimbert suit l’exemple de ses prédécesseurs. Homme de paradoxes, ce natif de Carpentras est un moine cistercien qui a fait vœu de pauvreté mais qui s’est retrouvé à la tête d’une fortune. Il n’a rien laissé à sa famille, au grand dam de celle-ci, mais a demandé l’autorisation au pape de léguer tous ses biens à ses « concitoyens ». Le souci de leur bien-être l’incite aussi à faire construire un hôpital en bordure de la cité, face au mont Ventoux. Il confie cette tâche à un talentueux architecte local, Antoine d’Allemand, réputé pour son travail de la pierre. Le lieu immense est ainsi empreint de grandeur sans être écrasant, ni tape-à-l’œil. L’équipement, très en avance, est très vaste, lumineux et ventilé afin de limiter les contagions. La générosité du protecteur a marqué les esprits, puisqu’au XIXe siècle on fit graver sur le piédestal de sa statue : « Ses libérales mains ont laissé dans le Vaucluse le pauvre sans besoin, l’ignorant sans excuse ». L’évêque s’intéresse en effet autant au corps qu’à l’esprit des ouailles dont il a la charge et va, pour remplir son sacerdoce, s’atteler à l’autre grand œuvre de sa vie : la création d’un des tout premiers musées publics. Une idée qui prend corps dans la Cité éternelle, où Malachie passe vingt-six années. À Rome, il a l’honneur d’être le secrétaire personnel du pape ­Clément XII et le gardien de la bibliothèque pontificale. Quand il revient au pays, il emporte dans ses malles non seulement de solides collections d’antiques, de livres, de tableaux et de médailles, mais aussi un concept révolutionnaire de ce côté-ci des Alpes : le musée-bibliothèque.

des savants et des curieux

Aussitôt installé, il achète un bâtiment pour conserver ces fonds pléthoriques, encore enrichis par ses acquisitions dans le Comtat. Mais, plus avant-gardiste encore , il met ce lieu à disposition du public ! Dès 1745 les savants comme les curieux sont accueillis dans ce conservatoire qui mêle livres et œuvres d’art de manière complémentaire. Ils ont accès à 220 incunables, 300 manuscrits enluminés et des pièces archéologiques, dont une stèle funéraire qui constitue un jalon de l’égyptologie. S’ajoutent 1200 tableaux, allant des primitifs provençaux à de jeunes artistes prometteurs comme Vernet. Sa démarche fait de nombreux émules puisque cet ensemble est enrichi par des érudits locaux, des artistes et des collectionneurs jusqu’à saturation. Par un heureux hasard, le déménagement de l’hôpital procure l’opportunité à la Ville de restaurer ce monument, et de le requalifier. Les deux institutions de Monseigneur sont désormais réunies et magnifiées dans un écrin enfin à leur hauteur ! Son immense bibliothèque publique qui fait ainsi voisiner livres, objets d’art et peintures est d’ores et déjà plébiscitée par ses usagers. Gageons que le nouveau musée rencontrera le même succès.

L’Inguimbertine à l’Hôtel-Dieu,

180 place Aristide Briand, Carpentras (84),à partir du 19 avril 2024.

Atmosphère d’époque

L’Inguimbertine est un lieu singulier et le revendique dans le parcours du musée redéployé. Il multiplie en effet les ambiances, déroulant tantôt un récit chronologique, tantôt des cabinets retraçant l’histoire des collections. Des salles immersives évoquent ainsi le musée originel avec l’accrochage de tableaux sur des étagères grillagées remplies des livres du fondateur. Autre cabinet, autre ambiance : le visiteur est plongé dans une muséographie en hommage à l’autre grand donateur, Casimir Barjavel. Maire de Carpentras au XIXe siècle, érudit et bibliophile, il lègue un fonds richissime à la ville. Ses plus beaux trésors font eux aussi forte impression, sertis dans leur mobilier Restauration. Le parcours juxtapose les atmosphères évocatrices racontant les temps forts de l’institution : les envois de l’État ou la valorisation des peintres locaux comme Bidauld, de Valernes et Duplessis. Et surtout Jules Laurens (1825-1901), grande figure éclectique qui a offert au musée ses œuvres, celles de ses amis et ses idoles, et ses souvenirs de voyage.

  Évariste de Valernes, peintre naturaliste

Froidement accueilli au Salon de 1868, ce tableau a toutefois été acclamé par Émile Zola qui vit en lui la quintessence de la peinture de la vie moderne. Proche de Manet et surtout de Degas, qui lui sera d’un appréciable secours matériel, Évariste de Valernes (1816-1896) a été un des meilleurs représentants de la peinture naturaliste dans le sud de la France. Le musée possède une belle collection de tableaux de celui qui, de retour à Carpentras, a dirigé l’école de dessin de la ville sise au sein de l’Inguimbertine.


L’école provençale

Bibliophile inspiré, Malachie d’Inguimbert avait aussi du flair pour la peinture. En marge des collections d’antiques et de tableaux italiens et français qu’il a patiemment rassemblées, le prélat a en effet été l’un des tous premiers à s’intéresser aux Primitifs. Alors qu’au XVIIIe siècle, le Moyen Âge était dénigré, l’évêque a ainsi acquis des pièces phares de la peinture gothique provençale. Ce panneau réalisé par l’artiste avignonnais Nicolas Dipre figurait en bonne place dans son musée-bibliothèque.


Duplessis, fin psychologue

Enfant du pays, Joseph-Siffred Duplessis est un portraitiste reconnu de la fin de l’Ancien Régime, et notamment celui du roi Louis XVI dont il est le peintre officiel. Il est aussi l’auteur de quelques effigies de personnalités du Comtat. Le musée possède une importante collection de tableaux de sa main, dont son bel autoportrait qui synthétise toutes ses qualités. On y retrouve son souci du réalisme, de la psychologie, mais aussi son talent pour saisir les carnations et le rendu presque tactile des tissus.


Un portrait volé 

Prélat apprécié du pape, d’Inguimbert a eu l’honneur de se voir offrir ce célèbre tableau des mains de Clément XII. Un cadeau en hommage à l’engagement trappiste de l’évêque, puisque le modèle peint par Rigaud n’est autre que le réformateur de l’abbaye de la Trappe. Le peintre avait d’ailleurs dû user d’un subterfuge pour réaliser ce tableau, car l’abbé, dans un souci d’humilité, ne voulait pas poser. Rigaud a donc dissimulé son identité pour le rencontrer et dessiné ensuite son visage de mémoire.

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°774 du 1 avril 2024, avec le titre suivant : Le grand œuvre de dom Malachie d’Inguimbert

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