Le premier musée du rock and roll a été récemment inauguré à Cleveland (Ohio). D’autres villes américaines s’étaient battues pour accueillir ce monument érigé à la gloire de la Gibson et du Perfecto. Memphis, dans le Tennessee, disposait de solides arguments mais avait contre elle, peut-être, de ressembler déja au musée de la musique qu’elle souhaitait célébrer.
CLEVELAND - Les arguments financiers ont finalement été les plus convaincants pour les concepteurs du projet qui, depuis plusieurs années, d’États en États, faisaient monter les enchères. L’Ohio et Cleveland avaient furieusement besoin de doper leur image de marque. Leurs moyens étaient heureusement à la hauteur de leurs besoins. Hormis la fébrilité hebdomadaire suscitée par les matchs de l’équipe de football locale, la vie à Cleveland est aussi animée que les eaux du lac Érié solidifiées par les glaces hivernales. C’est donc là, les pieds dans l’eau, que Ieoh Ming Pei a édifié pour le rock and roll un édifice aussi hiératique qu’un tombeau égyptien.
La visite commence au sous-sol. Entre les vitrines où s’exhibent les premiers costumes des Beatles, les guitares bariolées de Jimmy Hendrix ou les non moins fameuses petites culottes de Madonna, le visiteur peut à loisir pianoter sur des juke-boxes électroniques, pour ajouter à la cacophonie du lieu un riff de Peter Townshend ou une injure de Johnny Rotten.
Plus loin, façon musée Grévin, une reconstitution détaillée rappelle les spectacles grand-guignolesques d’Alice Cooper (avec tête coupée et panoplie démoniaque) ou les extravagances vestimentaires des pionniers de la funk music. Au milieu des reliques mods ou punks, des écrans vidéos diffusent en continu des fragments d’interviews, des extraits de concerts, des diatribes enflammées de politiciens bien-pensants, précocement conscients de l’inspiration satanique des déhanchements d’Elvis Presley ou d’Eddie Cochran.
Pas de nostalgie
Le visiteur familier des musées est tenté de se demander si la perfection technologique de la mise en scène, la débauche de lumières et de sons servent autre chose que la création d’une version "banane et santiag" de nos campagnards musées d’ethnologie ? Le doute est vite dissipé. Un détail d’importance distingue le musée de Cleveland de celui des Arts et traditions populaires de Paris : c’est que le rock n’est en rien affaire de nostalgie. De sa vivacité, le musée américain témoigne à tous les étages. Au sous-sol, en happant les vestiges des concerts d’hier soir. À son niveau le plus élevé, dans son "Hall of Fame" qui reproduit le spectacle d’une constellation dont les noms des musiciens illustres constituent les étoiles. L’espace ostensiblement en attente d’idoles nouvelles autorise au musée des décenies d’actualité.
Plus fondamentalement, la logique qui a prévalu à la conception du lieu offre au musée de Cleveland la certitude d’une durable actualité. Cette logique n’est autre que celle des avant-gardes artistiques. La visite du musée de Cleveland est ponctuée de salles de projection qui nous informent sur l’ethos du rock and roll. De clips en films documentaires, on apprend tout sur ses origines africaines, sur ses liens consubstantiels avec la révolte et l’émancipation.
Une pédagogie, aussi soignée qu’efficace, nous rappelle l’engagement des chanteurs de folk-songs contre la ségrégation raciale ou le militarisme américain, celui de Bob Marley à l’occasion d’une élection jamaïcaine. Les vertus libératrices du rock se déclinent les unes après les autres : Woodstock et la libération sexuelle, The Grateful Dead et l’affranchissement stupéfiant des consciences, le ska et la promesse du métissage ethnique, Bowie ou Queen et l’affirmation des minorités sexuelles.
Jim Morrison, plus convaincant qu’André Breton ?
Le catalogue établi des combats menés par le rock and roll, sur le plan moral ou politique, inspire au visiteur une question incongrue : que reste-t-il donc aux avant-gardes ? Spoliées de tous leurs idéaux, quel prophétisme réel oppose la quiétude feutrée des musées au vacarme d’un ampli Marshal, au pouvoir de la distribution de masse ?
Jim Morrison, plus convaincant qu’André Breton ? Jerry Garcia, plus efficace qu’Henri Michaux ? Madonna, plus libérée que Jeff Koons ? Public Enemy, plus radical que Wodisko ? On sort de là légèrement abasourdi. Encore une salle ? Non, juste un comptoir de vente. Des bacs de disques, dignes de Virgin ou de la Fnac. Nous voici rassurés. Ce n’était donc que cela ? Un comptoir à demi clandestin, un supermarché déguisé en musée ?
Tout docteur en histoire de l’art sait, depuis ses cours primaires, que la marchandise ne saurait véhiculer les idéaux de l’art. L’avant-garde, la vraie, ignore les lois du marketing, les dictats des médias. A-t-on jamais vu un musée soumettre les dignes produits de l’art au mauvais goût des merchandisers ? A-t-on jamais vu une exposition conçue pour flatter le goût supposé du public et de la critique ?
Un musée, on le sait, suffit à métamorphoser un objet banal en une œuvre d’art ; un sous-sol de grand magasin le condamne à une insignifiance rédhibitoire. Le rock, par naïveté ou par cynisme, ignore ces pudeurs qui isolent, dans des sphères étanches, création et marché. Un des standards les plus fameux du rockabily avait lucidement fixé les objectifs pour les générations à venir : One for the money, two for the show.… Conscients sans doute de l’impureté congénitale de leur "art", les Rolling Stones, des années plus tard, confessaient : It’s only rock and roll but I like it.
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It’s only rock and roll ?
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°21 du 1 janvier 1996, avec le titre suivant : It’s only rock and roll ?