Nombreux sont les artistes à échapper à toute tentative de classement, de catégorisation. Réputés inclassables, Jean Fautrier, Henri Michaux ou Fred Deux écrivent l’histoire de l’art dans les marges et entre les lignes, à côté ou à rebours.
L’histoire de l’art n’est pas un long fleuve tranquille. Elle est faite d’affluents oubliés, de confluences invisibles, de nappes souterraines, de lits asséchés et de rapides fulgurants. Rien n’y est simple, tout y est ondoyant, parfois torrentueux. À cet égard, pour avoir exhumé Jules Bastien-Lepage ou Józef Mehoffer, le Musée d’Orsay a joué un rôle décisif, exposant des artistes qui, sans être forcément oubliés, mirent du temps à trouver leur place sur les cimaises autoritaires des musées ou dans les manuels vulgarisateurs, conçus en chapitres ne souffrant guère la complexité ou l’ambivalence. Le confort de la pensée est aussi celui de l’œil : pour écrire une histoire, mieux vaut ne pas multiplier les parenthèses et les ombres, mieux vaut élaguer les demi-teintes, être limpide, à défaut d’être fluide.
Du reste, si l’histoire de l’art encourut un temps le risque de former un unisson – la consultation de certains ouvrages généralistes est édifiante –, des artistes longtemps inclassables fécondent désormais une discipline non pas abâtardie mais enrichie par l’inclusion de figures hier marginales. Il n’est, pour s’en convaincre, qu’à considérer des expositions actuelles ou récentes, consacrées à des artistes escamotant tout effort de catégorisation : Fred Deux (1924-2015) au Musée des beaux-arts de Lyon, Jean Fautrier (1898-1964) au Musée d’art moderne de la Ville de Paris et Henri Michaux (1899-1984) au Guggenheim Bilbao.
Excentricité
Il ne saurait y avoir de typologie de l’artiste « inclassable », épithète extrêmement labile, tant son acceptation varie selon les époques. Inclassable le peintre trop discret, inclassable le sculpteur tonitruant, inclassable la forme inédite, inclassable la manière orthodoxe. Toutefois, certains dénominateurs communs autorisent à dessiner des parentés, souvent des fraternités, à travers l’espace et le temps. L’excentricité, littéralement l’éloignement du centre, est un critère d’« inclassibilité » d’autant plus fort qu’il est particulièrement clivant. L’original, le bizarre, l’adventice : nombreux sont les visages de l’excentricité. À ce titre, Giuseppe Arcimboldo, Antonello da Messina, Franz Xaver Messerschmidt ou Francisco Goya mirent du temps à trouver une place autre que singulière, à être conviés par la littérature artistique autrement que par le truchement des appendices ou des addenda. Jamais ignorés, au contraire – l’étrangeté ayant toujours été un objet de fascination –, ces excentriques ne constituèrent longtemps que des exceptions confirmant des règles, des diagonales échappant à tout récit surplombant. Scrupuleuses, des études parvinrent toutefois à convoquer ces « visionnaires » pour tantôt éclairer des inclinaisons majeures, parfois sous-jacentes – sans Arcimboldo, impossible de mesurer la variété comme l’internationalisation du maniérisme ; sans Messerschmidt, impossible de comprendre l’imminente fascination viennoise pour les tourments de l’âme et les caprices de la bile.
Si les XIXe et XXe siècles sacrent le « régime de singularité » et couronnent l’artiste pour sa seule excentricité, au point que celle-ci peut devenir une posture, une marque de fabrique ou un mot d’ordre – ainsi Salvador Dalí ou Joseph Beuys –, certains peintres et sculpteurs demeurent proprement inclassables.
Fred Deux est de ceux-là. Dessinateur, poète oral, il demeura toute sa vie réfractaire aux mouvements, avec leur cohorte de « ismes ». Peuplée de lignes et de taches, de couleurs impensées et de formes ectoplasmiques, sa création est un monde flottant qui échappe au piège des mots. Dessiné au crayon graphite sur papier vélin, son Autoportrait de 1981, semblable à un tubercule ou à un embryon, est parfaitement extra-ordinaire et, littéralement, ne ressemble à rien, à rien qui puisse le rendre identifiable, à rien qui puisse le classer ou l’amalgamer à une tradition. Apologie du hasard, de l’événement qui éloigne du centre, emporte au loin, loin des classements et des classifications : « Je suis seul. Je peux agir comme ça veut, vient, ne vient pas. Illogique, je mise sur tout […]. Ordre venu du désordre… »
Permanence
Diversement, l’inclassable peut ressortir à la permanence, à la persévérance. Avide en dissolutions et en cessations, l’histoire de l’art s’est souvent détournée des partisans de la perpétuation qui, contre vents et marées, firent le pari de l’obstination, de la continuité, voire de la longévité. Une preuve ? Si le jeune Derain avait été un précurseur majuscule, le dernier Derain était un peintre minuscule, au mieux conservateur, au pire pathétique, vieux marin s’évertuant à naviguer sur l’océan du passé. Qui eût osé lui faire une place dans une histoire de la peinture des années 1940, aux côtés d’un Sam Francis ou d’un Willem de Kooning ? Inclassable, déclassé, ce Derain de la fin fut réhabilité par une récente exposition au Musée d’art moderne de la Ville de Paris au terme d’une confrontation avec Alberto Giacometti et Balthus, deux autres artistes tout aussi irréductibles aux modes et aux courants : tandis que l’œuvre du premier fut qualifiée d’« existentialiste », à défaut d’une catégorie plastique efficiente, celle du second cristallisa une suspicion, la faute à une quête inentamée, riche des seules leçons de l’enfance et du passé, comme indifférente aux semonces abstraites et aux oscillations contemporaines.
« Retour à l’ordre » : ainsi furent classés certains artistes dont les pièces cruciales, revendiquant une permanence ou une survivance, tenaient tête à une taxinomie normative et trop coercitive. Locution moins étrange que significative, reconduisant le fantasme d’une « avancée vers le désordre », d’une marche inéluctable (et donc préférable) vers l’abstraction.
Jean Fautrier fut victime de son inclassable obsession, celle qui le vit livrer une peinture figurative et abstraite, une peinture tout court, diligente à l’endroit d’un monde physique que ses homologues tentaient de déserter. Contraint d’être un temps moniteur de ski puis gérant d’un hôtel avec dancing, méjugé après sa mort, Fautrier voit aujourd’hui ses séries d’Otages (1943-1945) et de Nus (1956) présentées en majesté dans ce même Musée d’art moderne de la Ville de Paris. « S’il est le premier artiste informel, et l’inventeur dès la fin des années 1920 de cette abstraction non géométrique […], son œuvre est restée jusqu’au bout liée à la réalité » (Fabrice Hergott) : péchés mortels que ce « jusqu’au-boutisme », que cet infaillible entêtement, que cette permanence souveraine, que cette célébration de la stase et de la durée à l’heure des ruptures et des tables rases…
Polyvalence
Il est une autre espèce d’artistes inclassables : ceux qui, par leur polyvalence, arpentent différents champs et échappent à un seul domaine. Le peintre devra s’en tenir à sa peinture, le graveur à sa gravure. Non que la porosité soit un motif d’anathème – qui blâmerait le talent polymorphe de Michel-Ange ou de Pablo Picasso ? –, mais elle est souvent scabreuse : pour être un immense écrivain, Victor Hugo est un dessinateur mésestimé qui peina à trouver sa place dans une histoire des formes au XIXe siècle ; symétriquement, les écrits d’Eugène Delacroix furent longtemps déconsidérés, car prétendument badins et intermittents.
Si analyser, c’est étymologiquement diviser, étudier revient souvent à circonscrire. Aussi le circonscrit et l’étanche ont-ils les faveurs des livres et des musées, en vertu d’une clause (tyrannique) de lisibilité, non de lecture. La polysémie d’Honoré Daumier, dont on convie inlassablement les caricatures lithographiées pour mieux fermer les yeux sur le corpus inouï de sculptures et de peintures, le cantonna au rôle de modeste illustrateur, à peine d’artiste ; l’intempérance de Francis Picabia, passé par tous les mouvements (impressionnisme, fauvisme, cubisme, orphisme, dadaïsme) devait lui interdire, des décennies durant, la fréquentation des cimaises, sauf à en faire un bricoleur extravagant, un dandy impétueux.
Henri Michaux, dont une exposition au Guggenheim Bilbao investigue l’ampleur de l’œuvre plastique, souffrit sans conteste de ce même procès en extraterritorialité. Or le Namurois compte parmi les expérimentateurs les plus importants dans le champ de la poésie comme de la peinture, en témoignent ses songeries encrées et ces fourmillements chromatiques, toute cette odyssée graphique qui n’est autre que le centre de gravité d’un triangle équilatéral formé par les œuvres de Zao Wou-Ki, Miquel Barceló et Philippe Cognée.
Aventuriers de la tache et de la macule, prospecteurs formalistes, argonautes solitaires, les inclassables habitent les interstices et les angles morts, là où résident des filiations inexplorées, des généalogies inavouables, là où se nuancent les récits et se métissent les familles, là où gisent souvent des secrets, et des trésors…
Le Musée d’art moderne de la Ville de Paris s’est fait une spécialité des artistes oubliés, mal aimés voire, tout simplement, peu considérés : André Derain, Bernard Buffet, Kees Van Dongen… Il faut l’en féliciter, car cette exposition offre au public l’opportunité de revoir aujourd’hui l’œuvre du grand, et pourtant éclipsé, Jean Fautrier. À Paris, sa dernière grande rétrospective remonte à 1989 au Musée d’art moderne de la Ville de Paris, quand la précédente datait de 1964 au… Musée d’art moderne de la Ville de Paris, déjà. La nouvelle rétrospective constitue donc un événement qu’il ne faut pas manquer, les prochaines retrouvailles n’étant logiquement pas attendues avant trente ans.
Classiquement chrono-thématique – trop peut-être – cette nouvelle exposition venue de Winterthur, en Suisse, déroule la carrière du peintre et sculpteur de 1922 à 1963, né à Paris en 1898 et décédé à Châtenay-Malabry (Île-de-France) en 1964. Si les trois dernières salles montrent le Fautrier que le public français connaît le mieux, avec la série des Otages (celle réalisée pendant la guerre et qui le fit connaître) et celle des Objets, les salles précédentes rappellent quel cheminement singulier fut celui de Fautrier. Parti dès le début des années 1920 d’une peinture figurative certes terreuse et sévère mais sans originalité – même si déjà meilleure que bien d’autres peintres –, le jeune homme trouve dès 1926 sa propre voie, avec ses paysages de glaciers et son Grand Sanglier noir. Elle sera sombre, épaisse et « enragée », pour reprendre le qualificatif qui lui a été collé. Dès lors, Fautrier n’aura de cesse de griffer sa peinture pour dessiner les contours des femmes aux seins lourds, d’esquisser ses natures mortes, de travailler au couteau l’épaisse matière de ses objets. Il ne sera d’aucune école – surtout pas celle de Paris – ni d’aucune chapelle – pas même abstraite –, mais il inventera son propre style, que l’on dira « informel ». Et, finalement, inclassable.
Fabien Simode
1898 Naissance à Paris
1920 Location d’un atelier à Montmartre, début de sa carrière
1940 Rencontre Jean Paulhan, son plus fervent défenseur
1960 Biennale de Venise, Grand Prix de peinture partagé avec Hans Hartung
1964 Première rétrospective au Musée d’art moderne de la Ville de Paris. Décès à Châtenay-Malabry (92)
1899 Naissance à Namur, Belgique
1924 Installation à Paris
1927-1937 Voyages en Asie et en Amérique latine
1935 Début de sa pratique picturale
1965 Grande rétrospective au Musée d’art moderne de la Ville de Paris. Il refuse le Grand Prix national des Lettres
1984 Décès à Paris
« Jean Fautrier : Matière et Lumière »,
jusqu’au 20 mai 2018. Musée d’art moderne de la Ville de Paris, 11, avenue du Président-Wilson, Paris-16e. Du mardi au dimanche, de 10 h à 18 h, le jeudi jusqu’à 22 h. Tarifs : 10 et 12 €. Commissaire : Dieter Schwarz. www.mam.paris.fr
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Éloge de l’inclassable
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°710 du 1 mars 2018, avec le titre suivant : Éloge de l’inclassable