Si elle se fait discrète, l’estampe, au premier rang de laquelle la gravure, séduit toujours les artistes qui peuvent compter sur un réseau solide de diffusion. Le point sur un enjeu contemporain.
En amont de toute pratique de reproduction d’une image par pression d’un modèle et passage d’une encre sur une feuille de papier, quel que soit le mode de transfert appliqué, il convient de parler du terme générique d’estampe. On l’oublie trop souvent pour lui substituer communément celui de gravure, alors que cette dernière est un type spécifique de fabrication d’image qui en appelle à des procédures très diverses selon les matériaux mis en jeu. On peut s’étonner à juste titre que le principe de l’estampe, qui relève fondamentalement de la technique de l’empreinte, n’ait pas été imaginé par les Anciens et qu’il ait fallu attendre l’époque de la Renaissance pour voir naître la gravure. Il est important de souligner à ce propos que celle-ci n’est d’ailleurs pas née de volontés esthétiques, mais de la nécessité pratique de multiplier les images dans ce même mouvement qui assurait parallèlement la diffusion des textes par l’imprimerie.
Au fil du temps, l’estampe a connu toutes sortes d’inventions plastiques qui ont marqué plus ou moins l’histoire de la création artistique selon l’intérêt que les artistes lui ont accordé. Gravure au burin et à la pointe, à l’eau-forte, au pointillé, à la manière noire, vernis mou, lithographie, xylographie, linographie, sérigraphie, voire même image numérique, la liste est longue et très variée des différentes techniques de l’estampe. Tantôt appréhendée par les artistes comme une création à part entière à l’égal de la peinture, tantôt au seul service de la reproduction de cette dernière, elle n’a cessé de traverser des hauts et des bas. Prisée à la Renaissance, laissée pour compte au XVIIIe, remise sur les rails à la fin du XIXe et au début du XXe, force est de constater que l’estampe contemporaine suscite un réel engouement.
Les artothèques et le Cneai, deux moteurs de la sensibilisation du public
À l’analyse du phénomène, plusieurs facteurs apparaissent en être la cause, qu’ils soient d’ordre créatif, culturel ou économique. À l’inventaire de la décentralisation artistique voulue il y a une trentaine d’années, on n’a peut-être jamais vraiment mesuré le rôle considérable qu’a joué la mise en place de tout un réseau d’artothèques. Le principe de ce genre d’institution, qui repose sur le prêt d’œuvres d’art graphique, pour l’essentiel des estampes, a non seulement contribué au développement de ce type d’images, mais également à sa culture auprès d’un public très large, voire à l’éducation de celui-ci en matière d’art contemporain. Partant, il a favorisé auprès d’un certain nombre la tentation de s’inventer collectionneur.
À Caen, à Angers, à Hennebont, à Lyon, à Pessac, à Annecy, bref, aux quatre coins de l’Hexagone, une quarantaine d’artothèques ont essaimé. Inscrites en plein cœur de la scène artistique, elles sont bien plus qu’un simple bureau de prêt et s’appliquent à développer autour de l’estampe toute une programmation d’expositions qu’elles accompagnent volontiers, en fonction de leur capacité budgétaire, d’une politique de production. Ce faisant, elles entraînent les artistes à se confronter à des moyens d’expression autres que ceux auxquels ils sont habitués, c’est-à-dire à faire toutes sortes d’expérimentations techniques et à instruire ainsi leur démarche de nouveaux enjeux.
Dans le même esprit d’ouverture, mais avec une vision élargie de la notion de multiple, la création en 1997 du Cneai, Centre national de l’estampe et des arts imprimés, sur le site de l’île des Impressionnistes à Chatou, souligne l’engagement de l’État sur ce terrain. Salles d’exposition, atelier de production et programmation d’actions, de séminaires et de workshops en font un lieu particulièrement vivant. Un dynamisme que corrobore le Salon Light qu’organise chaque année le Cneai et qui rassemble quelque cinquante éditeurs indépendants.
Essentielle, l’activité de ces derniers n’est pas toujours connue, ni reconnue, et pourtant ils maillent abondamment le territoire, chacun œuvrant à sa mesure, les uns soucieux d’entretenir la richesse patrimoniale de pratiques anciennes, les autres davantage tournés vers les technologies les plus pointues. Comme il en est en photographie entre argentique et numérique, le débat est ouvert, par exemple en matière d’estampe, entre les tenants de la lithographie d’une part et ceux de l’impression jet d’encre de l’autre. Vieille antienne que le temps réglera, car il n’est pas toujours aisé de faire la part des choses ! Les techniques contemporaines d’impression sont tellement affinées et permettent des résultats d’une telle qualité que le regard se laisse souvent piéger.
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Dorotte, la gravure en mouvement
La trentaine à mi-chemin, Antoine Dorotte révolutionne depuis plusieurs années la gravure et/ou le film d’animation en empruntant au cinéma pour base de son travail des images ou des héros qu’il grave sur plaque. En 2007, il reprend ainsi la célèbre scène de duel au couteau de West Side Story pour en graver à l’eau-forte et aquatinte pas moins de deux cent soixante plaques. Deux ans plus tard, il fait dix secondes d’un film 16 mm en boucle – Move It Piano – à partir de cinquante-six gravures sur zinc à l’image de la première vamp du cinéma qu’il transforme en surfeuse faisant un 360. Véritable magicien de l’image, Antoine Dorotte n’a pas son pareil pour conjuguer dessin, gravure, films et comics dans une production plastique inédite et prospective.
> « Analnathrach », 40mcube, 48, avenue Sergent-Maginot, Rennes (35), www.40mcube.org, jusqu’au 21 avril 2012.
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Gregory Forstner, l’acuité du trait
Peintre absolument, Gregory Forstner recourt volontiers aux pratiques parallèles que sont le dessin et l’estampe, celle-ci versant gravure. Installé à New York, il y a réalisé en 2008-2009 un portfolio intitulé The Waiting Rooms qui fait écho à une série de peintures sur le même thème et dont les saynètes renvoient à l’univers étrange et inquiétant de Dix ou de Beckmann. La même violence de la pointe, la même acuité du trait, le même mystère du motif. Les sept planches qui le constituent ne décrivent pas le déroulement d’une action, mais s’offrent à voir comme des arrêts sur image dont la linéarité du contenu est laissée à l’imagination du regardeur. Ce qui en excède la force d’impact, comme il en est souvent de la puissance expressive de la gravure.
> Gregory Forstner, The Waiting Rooms, 2009, Ed. Zink Gallery Inc, New York.
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Jonathan Meese, l’enfant terrible de la gravure
En collaboration avec la Galerie Sabine Knust (Munich), la Galerie Catherine Putman présente actuellement, et pour la première fois en France, un ensemble d’œuvres graphiques de Jonathan Meese. Selon cet enfant terrible de la peinture allemande, né en 1971, la gravure est idéale pour alimenter son œuvre compulsive : « Ce qui est direct et rapide me convient parce que c’est le plus radical. » Sont montrés une série (2008) de xylographies monumentales sur le thème des méchants dans les films de James Bond ainsi que des monotypes de 2007 et des eaux-fortes de 2011. Prix entre 1 200 et 5 800 euros.
> « Graphik », Galerie Catherine Putman, 40, rue Quincampoix Paris-4e, www.catherineputman.com, jusqu’au 3 mars 2012.
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Cyprien Gaillard, la philosophie à la pointe
Prix Marcel-Duchamp en 2010, Cyprien Gaillard questionne le paysage urbain contemporain voué à son inéluctable ruine. À côté de la présentation peu convaincante qu’il a donnée de son travail fin 2011 à l’espace 315 du Centre Pompidou, le jeune artiste, né en 1980, considéré comme une star à Berlin où il vit, se révèle être un excellent graveur. Il a réalisé en 2005 une série de gravures – Belief in the Age of Disbelief – dans laquelle il détourne les paysages flamands du XVIIe siècle (dont Rembrandt) en y insérant des barres d’habitations HLM. Une manière, à la façon du « ruiniste » Hubert Robert, de signifier la fragilité de l’homme mis en concurrence avec la nature qui, invariablement, reprend ses droits…
> Galerie Bugada & Cargnel, Paris-19e, bugadacargnel.com
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François Béalu, le chemin de la gravure
Installé dans les Côtes-d’Armor, loin du tumulte de Stockholm et de Paris où il a vécu, François Béalu (né en 1932) développe une œuvre de graveur puissamment obsessionnelle essentiellement tournée vers la nature. Ses pointes sèches à l’extrême dextérité lui ont notamment valu le regard amical du paysagiste Gilles Clément, qui a signé le texte du livre d’artiste Éloge de la friche (1994, Lacourière et Frélaut). En 2000, pour la série des Ehels, l’artiste façonne les plaques de zinc qu’il imprime ensuite sur la toile de lin. Plus récemment, François Béalu a récupéré ces plaques qu’il a tordues, pliées, martelées pour en faire de petites sculptures, poursuivant sans plier le cheminement du métier de graveur.
> Galerie Michèle Broutta, Paris-15e, www.galerie-broutta.com
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L’estampe, des enjeux toujours prospectifs
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°644 du 1 mars 2012, avec le titre suivant : L’estampe, des enjeux toujours prospectifs