GRENOBLE
Le "maître des pollens" n'avait pas ouvert son atelier depuis plus de quinze ans. A l'occasion de son exposition à Grenoble, Wolfgang Laib fait une exception.
« Mon atelier ? » À chaque question posée, Wolfgang Laib déplace le champ et rappelle à quel point sa grille de lecture et de conduite définit des rapports au monde tout autres que ceux en vigueur en Occident. Il plisse les yeux en indiquant l’étendue. « Il est partout ! » Il faudrait compter avec son studio en Inde ou avec les voyages en Birmanie. Il faudrait compter ici avec les hautes herbes, l’eau, les champs de pissenlits, les pins, les aulnes, les noisetiers, les petits chemins, le soleil, le mauvais temps, le temps en soi, les petits vallons et les espaces de retrait progressivement construits sur la propriété familiale.
Une première chose frappe : pas d’objets, pas de cultures, pas d’outils, étendoirs, chaises, table, bassins ou vieille camionnette. Rien ici qui puisse déranger l’ordre de la nature. Une « île » intacte et reculée en Haute-Souabe que Laib préserve vigoureusement des regards en général et de la presse locale en particulier. « Je ne veux pas que ça devienne un lieu de pèlerinage », se défend-il.
Ouvrir son abri lui coûte, mais une fois la chose dite et nos limites fermement balisées, Laib partagera son univers avec une légèreté et une gentillesse rares. Souple et menu, tout de coton vêtu, il parle les paumes toujours en mouvement, d’une voix frêle et gaie avec une précision clinique. Sa phrase favorite : « Ça n’est pas comme ça que ça se pose. »
« Ça n’est pas un atelier, plutôt un espace d’attente »
La visite commence entre deux petites maisons blanches. L’une sert de bureau. L’autre est une ancienne grange que Laib a percée de grandes baies. « Ça n’est pas véritablement un atelier, prévient-il. Plutôt un espace d’attente. » Plaques de marbre, cônes en laiton, fines lances de métal recourbé, pierres noires ou rouges entre maison et reliques du Moyen Âge « quasiment posées dans le riz », petits brûloirs à huile, presque tout son vocabulaire archaïque résonne là. Ou l’association libre de matériaux naturels périssables et minéraux, de formes géométriques symboliques et d’objets usuels ou rituels, venus pour l’essentiel d’Inde.
À droite, un grand escalier recouvert de laque noire de Birmanie, laissant voir les bases rouges par transparence. « Je l’ai recouvert d’une vingtaine de couches. La texture est incroyable, s’enthousiasme Laib, on ne pourrait pas obtenir ça avec de la peinture. De toute façon, corrige-t-il, mon travail n’a absolument rien à voir avec la peinture. Le lait que j’utilise n’est pas de la peinture blanche et le pollen que je récolte n’est en aucun cas du pigment. Mon travail a à voir avec la matière, le temps et le sentiment spirituel. Si l’art n’était qu’une affaire de formes, de peinture et de couleurs, je ferais autre chose. » Et comme pour illustrer son propos, il amène deux bocaux de fine poussière jaune pâle et une assiette blanche sur laquelle s’élèvent trois pyramides de poudre jaune intense. Jaune pissenlit.
Laib commence à collecter le pollen en 1977. D’abord celui du pissenlit patiemment récolté dans les prairies derrière chez lui. Viendront d’autres essences, d’autres tonalités de jaunes. De février à août, Laib récolte à la main, à la pointe du doigt. Suivent les étapes au tamis et à la mousseline pour obtenir une substance pure avant de la saupoudrer à nouveau à même le sol ou d’en faire de petites montagnes « ingravissables ». Le pollen, c’est « le commencement de tout », précise Laib. Du micro au macro, il pourrait bien contenir le Tout.
« Je viens ici pour être influencé par mon propre travail »
En sortant de la grange, un petit chemin laisse sur sa gauche un long bâtiment à toit plat et murs vitrés posé à flanc de colline. De loin, la maison est aussi nue dedans que dehors. « Construite par un disciple de Max Bill », précise Laib qui n’en dira pas plus. C’est là qu’il vit aujourd’hui avec famille et parents. C’est là qu’il a grandi quand il ne suivait pas son médecin de père pour de longs voyages au Moyen-Orient et en Inde.
Un peu plus loin, une forêt de grands arbres, à droite un champ en pente douce. Le chemin s’arrête devant une façade de béton percée d’une longue porte étroite. À l’ouverture, ce qui saisit d’emblée, c’est la fraîcheur et une odeur musclée de cire. Une fois entré, ne reste qu’à s’immerger dans cette architecture élémentaire jaune bronze entre coque de navire et matrice féminine aux parois entièrement enduites de plaques de cire. Comme si les corps qui s’y retiraient y étaient en attente de transformation ou de libération. « De la cire locale, deux mille kilos posés à la main, glisse Laib. J’y viens souvent. J’aime beaucoup l’idée que mes œuvres disparaissent un peu partout dans le monde, mais j’ai malgré tout besoin d’en faire l’expérience. Je viens ici pour être influencé par mon propre travail, pour m’en nourrir. »
À nouveau la silhouette plume qui s’éloigne dans les herbes hautes. Sur le bas-côté, devant une petite forêt d’arbres, Laib et sa femme ont installé un pavillon de verre dont ils ont conjointement dessiné le plan. Un petit cube transparent à portes coulissantes et fine ossature, maintenu au frais par de longs stores crème à rouleaux. « On ne pouvait pas en construire ici, mais l’idée était de retrouver l’esprit de la pagode », commente-t-il. Une pagode qui serait passée entre les mains de quelque maître moderniste : sol en béton, grand mur blanc poudré doublant la paroi vitrée du fond, natte écrue au sol et quelques livres.
Une fois les stores relevés, le pavillon disparaît dans la nature. La petite pièce affranchie des murs est tout juste terminée et fait désormais office d’espace de méditation et de retrait. Le même dépouillement formel que partout ailleurs. Un effort de réduction qui n’en est pas un, pas plus qu’il ne répond à un hypothétique goût du décor minimal de Laib. Ce qui s’y vit correspond à l’espace. Pas plus, pas moins.
C’est ici que Laib nous fait la démonstration des gestes nécessaires à l’exécution d’une pierre de lait. Lorsqu’il réalise la première en 1975, il passe le plus clair de son temps dans le sud de l’Inde. Si le versement du liquide sur une plaque de marbre blanc emprunte clairement son rituel à ceux en exercice dans les temples, c’est aussi une objection en forme de rupture à tout ce que Laib avait pu observer de la conception occidentale et matérialiste de la vie durant ses années d’études médicales. C’est surtout le moment où l’art s’impose à lui comme la seule réponse capable de tout embrasser. En somme une transformation de la matière, une pièce transitoire qui renverrait à notre propre passage. Une fois exposée, il faut d’ailleurs chaque jour nettoyer et recharger la pierre de cette énergie pure et vitale.
Wolgang Laib se prête au jeu de la séance photo avec aisance
Retour au pavillon. Le petit bloc rectangulaire de marbre laiteux que Laib place devant lui a déjà été travaillé et poli jusqu’à obtenir une surface veloutée à légers rebords. Assis au centre de la pièce, une jambe repliée sous les fessiers, Laib verse un peu de lait sur la pierre. Blanc sur blanc. Il verse encore, puis étire doucement le liquide de la pointe de l’index en partant du centre vers le rebord. Jusqu’à ce que la surface laiteuse épouse parfaitement celle du marbre. Une dernière goutte, il se redresse et sourit. C’est terminé. Ce sera l’une des rares concessions faites à la mise en scène.
Ni l’exercice méditatif de ponçage, ni le rituel du versement de lait ne se font dans ce pavillon de verre, mais Laib se prête au jeu avec une surprenante aisance. Avec pudeur mais aisance. Qu’importe que la séance photographique spectacularise le rituel, cela ne dérange en rien son ordre ascétique.
Et après tout, l’artiste navigue sans ciller depuis plus de trente ans dans cette apparente schizophrénie entre marché, musées, puissantes galeries, monde social de l’art et l’isolement géographique et spirituel qu’il s’est choisi. Sur le chemin du retour, en cheminant à nouveau à travers champs, sur la droite, un étang à nénuphars. De la main, Laib indique un emplacement tout près de l’eau. « C’est là que je polis le marbre quand il fait beau. » Ni temps, ni espace finis chez Laib. Ni début, ni fin. Au fond ce bord de mare pourrait aussi être l’atelier. « Ça n’est pas comme ça que ça se pose », conclut-il dans un sourire.
1950 Naissance de Wolfgang Laib à Wurtemberg en Allemagne. 1962 Sa famille s’installe en Haute-Souabe, où il vit toujours. 1968-1974 Études de médecine à l’université de Tübingen. Rédige sa thèse en Inde. 1975 Première pierre de lait. 1982 Représente l’Allemagne à la biennale de Venise. 1999-2000 Rétrospective itinérante. 2008 Exposition jusqu’au 28 septembre au musée de Grenoble.
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Wolfgang Laib, portes ouvertes sur le monde
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°605 du 1 septembre 2008, avec le titre suivant : Wolfgang Laib