On ne connaît pas Édouard Vuillard. Ou, du moins, ne le connaissait-on pas tel qu’il se révèle dans l’exposition formidablement émouvante qui s’ouvrira le 25 septembre au Grand Palais.
Fondée sur un travail d’envergure de l’historien de l’art Guy Cogeval, coïncidant avec la sortie du catalogue raisonné qui lui avait été commandé par Daniel Wildenstein, cette rétrospective vient de Washington et Montréal, avant de finir sa route, après Paris, à la Royal Academy de Londres. Avec l’influence de chaque conservateur se mêlant aux ajouts ou retranchements dans les prêts d’œuvres, à chaque étape, elle montre le peintre sous un jour légèrement différent. C’est aussi que cet ensemble de quelque quatre cents œuvres se donne à voir comme beaucoup plus riche et complexe qu’on ne pouvait s’y attendre.
On aimait Vuillard (1868-1940) comme un bon peintre. On connaissait ses jeux d’harmonies, ses puretés de tons et ses stridences de couleurs, ainsi que son traitement de la perspective qui introduit une forme d’étrangeté dans ses œuvres. On le savait brillant peintre décoratif, exécutant de grands panneaux commandés pour les salons de la bourgeoisie éclairée. On le percevait resté à l’écart des courants intellectuels qui, à son époque, ont fait éclater le cadre de l’art établi. André Chastel disait ainsi : « On comprend mieux Vuillard en songeant davantage à ce qui le précédait qu’à ce qui le suit. » On redoute parfois chez lui la superficialité ou l’anecdotique. On le pensait timide, effacé, moins important somme toute que Pierre Bonnard.
Avec cette exposition, on parvient à voir en fait un peintre mettant une intelligence narquoise au service de constructions élaborées. Nombre de signes cachés sont, il est vrai, rendus plus visibles par le dépouillement des archives familiales, dont l’accès était jusqu’ici fermé. La vision de l’œuvre est complètement renouvelée par ce travail de bénédictin qui a pris six ans à Guy Cogeval.
Celui-ci dirigeant le musée des Beaux-Arts de Montréal, l’exposition s’y montre forcément le plus près de l’esprit de son concepteur. Le scénographe, Hubert Le Gall, est le même qu’à Paris. D’emblée, la scénographie réinsère Vuillard dans le mouvement intellectuel en soulignant son ancrage dans la littérature, la poésie et le théâtre. Au lycée Condorcet, il s’est lié à Ker-Xavier Roussel et Maurice Denis, mais aussi à Aurélien Lugné-Poe, qui montera sur les planches et l’introduira à la scène lorsque les jeunes gens ont la vingtaine. C’est le monde du théâtre qui apporte à Vuillard ses premières commandes. Puisant dans la veine symboliste de l’époque, il réalise nombre d’affiches et de décors. Et, par-dessus tout, il ne cessera de faire de sa peinture un théâtre.
Dès le milieu des années 1890, pour ses panneaux décoratifs, il reprend ainsi une technique qu’il a vu utiliser pour les décors de théâtre, consistant à lier sa peinture à de la colle chauffée. Mais l’essentiel est dans l’esprit. À vingt-trois ans, Vuillard nous donne à voir une enfant alitée. Le seul objet accroché sur un mur, dénudé et sans fenêtre, est un crucifix. La composition renvoie aux obsessions du symbolisme sur le sommeil, le rêve, la maladie et la mort. Ce qui nous intéresse, c’est cette énigmatique bande d’un vert amande qui parcourt tout le haut du tableau. Dans la réalité de la pièce, elle ne s’accroche à rien. Tout juste si l’on peut constater qu’elle permet d’accentuer l’élongation de la composition en bandes horizontales.
Y contribue déjà la position curieuse des genoux pointant sous la couverture, qui sont, si l’on y prend garde, à la place où devraient se trouver les pieds. On se demande si cette bande a été surajoutée, puisqu’elle vient couper le haut du crucifix et recouvrir en partie la signature. Peut-elle évoquer un rideau de théâtre ? Le parallèle en tout cas s’impose dans un grand paysage (Verdure, qui, malheureusement, ne devrait pas venir à Paris) vu à travers une fenêtre, dont l’appui forme l’estrade et le rideau celui de la scène.
Il faut voir et revoir les tableaux de Vuillard. À chaque fois, on est surpris d’y trouver un élément qui entraîne subrepticement une torsion de la réalité. En bas à gauche du portrait de la couturière Jeanne Lanvin, un des plus beaux de la fin de sa vie, l’artiste peint des reflets de livres, qui semblent impossibles dans les faits. À passer et repasser, de nouveaux détails apparaissent, comme de voir une pièce se jouer, toujours la même, et en même temps différente à chaque représentation.
La partie la plus excitante de l’exposition porte alors sur les tableaux familiaux, dans lesquels le jeune auteur met tout un sens théâtral caché, plutôt que dans les panneaux qui ont fait plus tard sa réputation. Dans ces scènes intimes l’atmosphère s’alourdit, les paroles s’effacent, les gestes se font lents. À L’Heure du dîner Vuillard peint en silhouettes sombres le trio féminin qui l’entoura toute sa vie : sa mère, sa grand-mère et sa sœur. La sœur tient un pain qui fait irrésistiblement penser à un gourdin. Un vrai théâtre de Guignol. À l’arrière, l’artiste pointe comiquement une face effarée. Souvent, une silhouette se profile à la porte, si bien qu’on ne peut plus voir un huis sans se demander quel Arlequin se cache derrière.
Dans La Conversation, la mère, une lettre à la main, contemple d’un œil sévère sa fille, squelettique dans sa robe noire, qui semble se réfugier derrière la chaise qu’elle fait mine de reposer. Le titre du tableau est un trait cruel d’ironie supplémentaire, car personne n’ouvre la bouche dans cette atmosphère désespérante. Vuillard a vécu jusqu’à soixante ans avec sa mère, qu’il met constamment en scène en figure de sorcière, alors que les photographies, sorties des archives, nous font plutôt voir une dame souriante.
Édouard avait arrangé le mariage de Roussel avec sa sœur, Marie. Front dégagé, même barbe, à la mode de l’époque, son meilleur ami apparaît comme son double, en plus séduisant. Dans
Intérieur au lit rouge, Marie est une fiancée rayonnante. Tenant un plateau comme une antique
porteuse d’offrande, elle regarde, souriante, le spectateur en pointant le doigt... vers le coin droit où Vuillard a signé de son nom.
La suite fut plus sombre. Marie fit une fausse couche très douloureuse, avant de perdre un enfant de deux mois. Ker-Xavier multipliait les liaisons. Pensive, Marie attend à la fenêtre. Dans une Soirée familiale sinistre, tout le monde se fait la tête, la mère apparaissant à la porte l’air désolé. À peu près à la même période, Vuillard peint sa sœur, assise dans une pièce sombre, le regard perdu, que le noir environnant semble lentement dévorer.
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Edouard Vuillard - Un méconnu célèbre
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°550 du 1 septembre 2003, avec le titre suivant : Edouard Vuillard - Un méconnu célèbre