L’art idiot... Une contre-esthétique productive ? Sous un titre un brin provocateur : L’Idiotie : Art, vie, politique – méthode, Jean-Yves Jouannais a récemment publié un essai sur l’idiotie. Analyse.
L’idiotie et l’art ? De prime abord, cette alliance est contre-nature. À l’artiste ne revient-il pas, par tradition, de dire le beau, d’exalter en quoi l’humanité est grande et lucide, dans une perspective de sublimation ? L’apparition puis la multiplication, avec la modernité, d’œuvres se voulant ostensiblement idiotes, dégradées de plein gré, inversent la donne. D’autant que les artistes revendiquant l’idiotie entendent s’inscrire dans une perspective correctrice. Le grand art, selon eux ? C’est l’ennui, plus un bluff. L’art idiot ? Une contre-esthétique productive où décliner, plutôt qu’une illusion sur les pouvoirs de l’homme, notre authentique condition.
L'Idiotie : Art, vie, politique – méthode : sous ce titre un brin provocateur, Jean-Yves Jouannais a récemment livré au public un essai sur l’idiotie, qu’il y présente comme un facteur culturel majeur. Née avec la modernité, la culture systématisée de l’idiotie telle que la dissèque cet auteur est tout sauf un constat d’abrutissement : un jeu de l’artiste, plutôt, avec les conventions, sur un mode à la fois ludique et démonstratif. Dans ce but, toujours, une désaliénation salutaire. « Là où l’œuvre sérieuse, écrit Jouannais, pompière, aspirant à intimider, n’existe que dès qu’on la considère, l’œuvre idiote ne vaut que par ce qu’elle déconsidère. Là où la première est dans l’effet, qui veut se faire reconnaître, l’autre ne prend consistance que dans le ricochet, pour mieux s’effacer une fois l’effet atteint. »
Soit l’œuvre d’art « idiote », ce contredit à tous les monuments, cette création en passant pour rire et détruire, d’un même allant. On connaît à ce registre, sommet d’ironie, les fumeux monochromes d’Alphonse Allais (Combat de nègres dans un tunnel ; Communion de jeunes filles chlorotiques dans un paysage de neige...). Ou les ready-mades de Marcel Duchamp, porte-bouteille, pelle à neige et pissotière élevés au rang de sculptures. Entre autres facéties d’artistes, on garde encore en mémoire celles d’Hugo Ball au début du siècle passé, déguisé en grand prêtre araméen débitant un sabir incompréhensible, ou plus près de nous certaines performances de Joseph Beuys, quand cet artiste allemand s’est piqué d’expliquer l’art à un lièvre mort. Ce flot de propositions voyant l’artiste jouer au demeuré, à l’imbécile ou au naïf ne tarit pas, tant s’en faut, avec la période contemporaine. Gilles Barbier fait le pétomane et Saverio Lucariello, le faux magicien. Peter Land, Martin Kersels, eux, n’en finissent plus de se mettre en scène en train de choir piteusement sur le sol, une métaphorisation de la chute lourde de sens quoique, dans leur cas, euphorique. Pour ne rien dire, entre autres attitudes dégradées, de cette veine de l’art qu’on pourra qualifier de soûlographique : beuveries à fins « artistiques » de Jonathan Monk ou de Viatcheslav Mizine...
Une « révolte des médiocres »
Sous ses dehors aussi décapants que désacralisateurs, l’art « idiot » assume en fait cette vocation, paradoxale dans son cas : servir de révélateur de la bêtise ambiante. Précisons : de cette bêtise qui ne dit pas son nom, cachée dans nos adorations de pacotille, nos subversions de façade, nos idéalismes d’opérette.
La modernité, grand moment activiste de l’art s’il en est, se sustente-t-elle des principes d’héroïsme, de conquête de l’idéal, de refondation du monde ? La création « idiote », pour sa part, ramène l’homme à plus de modestie, elle fait son beurre de propositions esthétiques abdiquant l’ambition, et remettant, à la manière d’un Marx pour la philosophie allemande, le ciel sur terre. Ayant enfin trouvé l’occasion d’exposer à Paris, en 1948, galerie du Faubourg, Magritte y montre contre toute attente les œuvres calamiteuses qui resteront comme sa « période vache ». Personne ne retrouve le maître de l’intrigue visuelle dans cet ensemble d’une quarantaine de toiles et de gouaches peintes à la hâte, aux sujets débiles et aux intitulés invraisemblables (Pom’po pom’po pon po pon pon : une tranche de jambon dans une clairière, un lapin jaune, un autre lapin vert jouant du tambour...), et l’exposition vire au fiasco. Cet autre artiste belge qu’est Jacques Lizène, un peu plus tard, fonde un Institut de l’art nul, se décrète petit maître de la médiocrité et se vasectomise, pour faire bonne mesure : au moins cet homme-là ne se reproduira-t-il plus, si tant est que ses valeurs lui survivent. Un « lâchez tout ! » ? Une régression à tout crin, telle celle que sanctifient, sur un registre de désaliénation générale, tant dada que, plus tard, Fluxus ou les festivals parisiens de la libre expression ? Oui, encore que la vérité soit un peu plus complexe. L’art « idiot » n’est pas tout bonnement une heureuse débandade où l’on mouline en nihilistes désinvoltes les valeurs établies. Il faut y faire sa place, encore, à cette « révolte des médiocres » qu’évoque en 1967 Robert Filliou, révolte d’artistes médiocres mais, entendons bien, fort avertis, refusant « d’être culturellement colonisés par une race auto-désignée de spécialistes de la peinture, de la sculpture, de la poésie, de la musique », et qui affirment haut et fort la possibilité d’autres voies créatrices, par contredit radical, fût-ce au risque de l’infamie.
Namo
Génériquement nourri de désobéissance aux normes, ennemi juré des conventions, l’art « idiot » est la face noire du moderne, le revers de ce prométhéisme dont l’avant-garde fit en son temps, tout à la fois, un principe et un mythe. Sa religion, c’est celle, au xixe siècle, des Incohérents ou de l’almanach Vermot, mélange de dérision et d’humour potache ; au xxe siècle, celle du Jean Dubuffet ennemi de l’« asphyxiante culture », pour qui il s’agit bien qu’artistes comme hommes cultivés aient le souci prioritaire de « désapprendre », seule voie pour garantir l’indépendance de l’esprit.
Bouvard et Pécuchet, les fabuleux héros négatifs de Flaubert, règnent sur la famille. Idiots peut-être mais, tout compte fait, champions de clairvoyance, parfaits analystes de nos travers.
Un art du « namo », dira-t-on, que l’art « idiot ». Le namo, dans la société archaïque des ’aré’aré (îles Salomon), c’est le tueur de tabous, celui qui se permet tout, dont la présence polémique, aussi souhaitable que dangereuse pour l’ordre social, n’a d’autre fin que ruiner les interdits. Ce en quoi l’art « idiot » se distingue de l’art fantaisiste, dont la fonction renvoie au divertissement et colle à la
culture de l’entertainment. Son objectif ultime, au risque du dérisoire ? Affronter la rigidité des modèles de pensée, y introduire flexibilité et aberration. Et broyer la représentation sitôt qu’elle se donne à vivre comme un système, autant que faire se peut.
À lire : Jean-Yves Jouannais, L'Idiotie : Art, vie, politique – méthode, BAM/Livres, 2003.
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Artistes mais idiots et inversement
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°556 du 1 mars 2004, avec le titre suivant : Artistes mais idiots et inversement