PARIS
Au Grand Palais et au Musée de Montmartre, deux expositions ravivent la mémoire de la bohème, cet épisode artistique qui, sous des formes très diverses, a marqué une grande partie du XIXe siècle.
Les auteurs pressés d’arriver se disputent le public innombrable. Il n’y a plus, comme jadis, une petite élite à conquérir, c’est une foule qu’il s’agit d’intéresser. Il faut accrocher l’attention, tirer l’œil, et le poète accepte de monter sur les tréteaux. De là, ces cabarets de Montmartre, de là ces assises publiques des Hydropathes, des Hirsutes, des Zutistes, où les poètes font appel au public et « déballent leur marchandise ». Il faut crier fort, parce qu’on parle à des sourds. De là, encore, cette surenchère d’excentricités, de titres racoleurs et suggestifs. De là, cette école brutaliste, où chacun rit, crie, jure, blasphème. » En 1930, Ernest Raynaud décrit en termes imagés la bohème parisienne de la IIIe République.
La « petite presse », un terreau propice à l’éclosion des bohèmes
La bohème est une expression qui apparaît dès les années 1700 chez Fénelon, quand il dénonce, sous un titre éloquent (Mémoire sur la situation déplorable de la France), l’indélicatesse des fonctionnaires de la fin du règne, en leur reprochant leur « vie de bohèmes ». On y trouve surtout un reflet des préjugés répandus à l’égard des bohémiens, qui avaient fait la joie des peintres de la mouvance caravagesque. Dans le siècle, l’acception se fait plus large pour inclure les artistes déclassés. Les précieux travaux de l’historien américain Robert Darnton ont permis d’exhumer une chronique exubérante de l’univers de ces « libellistes fangeux », sous le titre Les Bohémiens, rédigée par le marquis de Pelleport durant les quatre années passées à la Bastille en voisin de Sade. La bohème acquiert ainsi son sens moderne pour désigner « une disposition d’esprit optant pour une vie au jour le jour, sans souci du lendemain, la vie errante, voire rebelle aux normes sociales », selon les mots de l’introduction à une anthologie signée Jean-Didier Wagneur et Françoise Cestor (Les Bohèmes 1840-1870, Les Éditions Champ Vallon).
Il n’existe cependant pas une bohème, mais des bohèmes, dans lesquelles il est d’autant plus difficile de distinguer la part du réel que, d’emblée, elle s’affirme comme un mythe. Ces deux auteurs évoquent ainsi « l’irradiation sémantique » qui emporta le second Empire, le bohémien pouvant tout aussi bien évoquer le marlou de Belleville, le poète des mansardes (« le pioupiou des lettres », comme l’appelle un contributeur au Tintamarre), le peintre sombre ou même le dandy de bonne famille.
Ce monde est né de la « petite presse », qui fait florès dès la chute de Napoléon. Par dizaines, les feuilles satiriques et contestataires investissaient le champ artistique, pour se démarquer des journaux sérieux. En 1860, Firmin Maillard pouvait dénombrer un demi-millier de journaux à Paris : « 43 environ s’occupent de politique et d’économie sociale, les 457 autres ont droit à tout le reste : sciences, littérature, beaux-arts, industrie, etc. » Compensant la disparition du mécénat de la noblesse, l’édition façonne l’économie culturelle de l’époque moderne. Ce sont aussi des journaux qui publient et exposent les peintres, donnent écho à leurs salons ou encore publient les manifestes des nouvelles écoles. On assiste à une véritable prise de pouvoir médiatique.
En 1840, Honoré de Balzac avait conféré ses lettres de noblesse à cette marginalité dans une nouvelle pour La Revue parisienne, Les Fantaisies de Claudine, exaltant « la bohème qui n’a rien et vit de tout ce qu’elle a [...]. Tous ces jeunes gens sont plus grands que leur malheur, au-dessous de la fortune mais au-dessus du destin ».
Le café, haut lieu de la bohème parisienne
Grâce aux commandes des journaux se façonne un genre littéraire construit sur la pratique du feuilleton. C’est sur ce mode qu’un jeune fils de concierge et de tailleur, Henry Murger, donna naissance à l’opus dont Puccini allait faire son célèbre opéra, La Bohème, donné pour la première fois à la fin du siècle par Arturo Toscanini à Turin. Son auteur avait commencé par publier ses Scènes de la vie de bohème en nouvelles dans Le Corsaire-Satan à partir de 1845. Journal des arts et de la mode, ce titre comptait Baudelaire et Champfleury parmi ses collaborateurs.
Murger avait passé sa jeunesse avec la confraternité des Buveurs d’eau, qui rassemblait des créateurs empreints de l’idéal romantique, prônant la rigueur de « l’art pour l’art ». Leur repas mensuel était arrosé d’eau pour que chacun puisse payer son écot. Cette société, dont Murger moqua les excès, s’est dissoute au bout de quelques mois, en partie à cause des querelles éclatant dans les discussions autour des poèmes, des tableaux ou des sculptures présentés par leur auteur.
La bohème est née au Quartier latin. Murger a rapporté ses heures passées au café Momus avec le chroniqueur Champfleury, l’impressionnant Baudelaire, Nerval « qui racontait ses voyages en Orient », le peintre François Bonvin, ami de Courbet, ou Philibert Rouvière, dont l’interprétation d’Hamlet sur les planches avait époustouflé ses compagnons. Arsène Houssaye passait à l’occasion, pour s’inquiéter de l’avancement des articles, poèmes et illustrations commandés pour sa revue L’Artiste.
« Le café est le lieu de la bohème » et la scène de café « le chapitre incontournable de tout roman bohème dans les journaux », écrit le couple Wagneur-Cestor, qui en trace une géographie mouvante. Les réalistes (Champfleury, Courbet…) élisent domicile rive gauche à la brasserie Andler ; les écrivains se mêlent aux comédiens café Voltaire, près du Théâtre de l’Odéon ; les poètes font de Bobino le quartier général des Parnassiens. Ces cercles plus ou moins bruyants ont leur salle à part, bénéficiant de la mansuétude des patrons heureux de les voir attirer de la clientèle. Parfois un peintre propose de décorer les murs pour régler son ardoise. « Le salon, c’est le privilège, le café, c’est l’égalité ; le café, c’est l’arène », résumait Charles Woinez. Phénomène fondamentalement littéraire, la bohème a enrôlé les peintres et les sculpteurs selon les mêmes modes de fonctionnement.
Dans la seconde moitié du siècle, elle essaima vers les grands boulevards et Montmartre. L’esprit changea radicalement, devenant festif, moqueur. L’eau céda la place à l’alcool. Comme le relève Phillip Dennis Cate [The Spirit of Montmartre, Rutgers-Zimmerli], cette nouvelle bohème voulait tourner la page des guerres civiles et de l’humiliante défaite de 1870 face à la Prusse. Il souligne ainsi l’écho dans les feuilles satiriques du tableau présenté par Manet au Salon en 1873, Le Bon Bock, montrant un brave Alsacien buvant sa bière, devenue la boisson obligée de ces soirées.
« Bohèmes »
Au Grand Palais, Sylvain Amic, commissaire de l’exposition, a voulu aborder la bohème comme ambivalence. Le directeur des musées de Rouen propose d’abord une vision des Tziganes à travers l’histoire de l’art. Entamé par un dessin de Vinci, le parcours inclut les eaux-fortes des années 1620 de Jacques Callot sur ces « gueux de bonaventure » croisés en Italie, qui firent forte impression au XIXe siècle. Le Gitan y est traité tour à tour comme un étranger folklorique, un tricheur patenté ou un noble aventurier. Et la Gitane comme un appât succulent, avant de se retourner, sous la plume de Victor Hugo, en figure de pureté. Au XIXe siècle, le personnage donne du relief à la fascination pour l’Orient. Diaz de la Peña lui porte un regard presque ethnologique, Manet tire du côté de l’Espagne. Van Gogh peint juste une roulotte près d’Arles. Après le graveur Rodolphe Bresdin, Courbet, dont les peintures éclatent dans cet ensemble, se place lui-même en voyageur errant. Le metteur en scène Robert Carsen a installé ce passage en long corridor, inscrivant des traces de pas sur le sol. Quant à la vision d’aujourd’hui, elle a été évitée par un commissaire qui se contente d’une interview pour présenter son propos dans le catalogue. Le passage à l’étage supérieur, consacré à la « bohème » artistique du XIXe, est plus problématique. Carsen s’en est donné à cœur joie, envahissant l’exposition avec un décor d’opéra. C’est Mimi qui triomphe ici dans La Bohème de Puccini, en accentuant le pessimisme, et même le misérabilisme, déjà donné par Murger à son drame.
- « Bohèmes », jusqu’au 14 janvier 2013. Galeries nationales du Grand Palais. Ouvert tous les jours sauf le mardi de 10 h à 20 h. Nocturne le mercredi jusqu’à 22 h. Tarifs : 12 et 8 €. www.grandpalais.fr
Voir la fiche de l'exposition : Bohèmes, de Léonard de Vinci à Picasso
« Le Chat noir »
Formidable exposition corrélative au Musée de Montmartre. Phillip Dennis Cate, amateur américain passionné par la « petite histoire » du XIXe, a obtenu un rassemblement d’œuvres autour du plus célèbre des cabarets, Le Chat noir. La jubilation collective a pris la place de la bohème postromantique, assombrie par les deuils et fracassée par la guerre. Ouvert en 1881 par Rodolphe Salis, le cabaret est devenu le refuge des anciens membres de la société des Hydropathes, « assemblée tintamarresque et fumiste » : Goudeau, leur chef de file, Maupassant, Mallarmé, le poète et chansonnier Rollinat ou Allais, le jongleur de mots. Ils étendirent le calembour à tous les arts. Cate a réussi à montrer des décors, signés Henri Rivière, du théâtre d’ombres du Chat noir. Et à pointer, dans ces spectacles, les caricatures de la Joconde ou de tableaux monochromes, prolégomènes satiriques de Jarry, Duchamp ou Malevitch.
- « Autour du Chat noir. Arts et plaisirs à Montmartre, 1880-1910 », jusqu’au 13 janvier 2013. Musée de Montmartre. Ouvert tous les jours de 10 h à 18 h. Tarifs : 8 et 6 €. www.museedemontmartre.fr
Voir la fiche de l'exposition : Autour du Chat noir : arts et plaisirs à Montmartre
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Les Bohèmes à l'oeuvre dans le Paris XIXe
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Abonnez-vous dès 1 €L’exposition du Musée de l’armée . À partir de la conscription mise en place en 1872, le soldat est partout, paradant sur les grands boulevards et dans les cabarets et cafés-concerts. Dans l’exposition « Armes et bagages, dans un mouchoir de poche », celui-ci se retrouve par exemple dans les saynètes des pièces de théâtre et encore sur le carré Hermès qui reprend les scènes du petit théâtre d’ombre de Caran d’Ache à l’affiche au cabaret Le Chat noir.
www.invalides.org
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°653 du 1 janvier 2013, avec le titre suivant : Les Bohèmes à l'oeuvre dans le Paris XIXe