D’après une analyse inédite du chef-d’œuvre de Bosch, le fameux triptyque
aurait été conçu comme un support de réflexion et de discussion pour les jeunes aristocrates .
On n’aura jamais aussi bien regardé le triptyque du Jardin des délices (1503-1504), une des œuvres figuratives les plus foisonnantes jamais peintes par la main de l’homme, qu’à la lecture de cet ouvrage. Consacré au tableau le plus célèbre de Jérôme Bosch, le livre de l’historien de l’art Reindert L. Falkenburg (1) passe chaque millimètre de peinture au microscope, effectuant des gros plans sur toutes les figures, de la plus grande à celle esquissée en deux coups de pinceau. Les reproductions de détails accompagnent une analyse passionnante, qui propose de nouvelles clefs de lecture pour ce tableau en trois volets (Le Paradis, Le Jardin des délices, L’Enfer) toujours resté très énigmatique.
Se référant aux nombreuses études antérieures, l’auteur explore ainsi un à un les motifs de l’œuvre et en propose des interprétations parfois inédites. Selon lui, les formes érotiques, fantasmagoriques et infernales peintes par Bosch n’ont aucune signification fixe, à l’exception de la représentation non ambiguë de la scène de création d’Ève par le Christ sous le regard d’Adam. Le spectateur aura plutôt l’intuition de sens possibles par ces vagues correspondances associatives avec les conventions iconographiques habituelles. Mais, si la pensée ne peut jamais assigner une signification particulière à chaque détail pris isolément, le travail de l’historien de l’art permet de donner un sens général à cette œuvre.
Pour quel public ?
Figurant les étapes successives de l’histoire du monde et de l’humanité, ce triptyque manifesterait les efforts du Diable pour recréer à son image la création divine, présentée dans le premier volet. Ainsi, au lieu de montrer la voie du Salut de l’humanité, le tableau évoque l’Enfer comme destination finale, et la course inexorable de l’homme vers sa perdition. Mais on ne peut éluder les allusions enjouées et parfois résolument complaisantes aux désirs physiques et à leur réalisation. Selon Falkenburg, les personnages du tableau – livrés au plaisir puis à la souffrance – sont le reflet des regardeurs, invités par le peintre à contempler la nature, humaine, de leur condition. Et à y réfléchir, car chacun de ces spectateurs est convié à plonger son regard dans celui du Christ, comme dans un miroir, et donc à se faire lui-même juge de sa propre existence. Ce tableau invite ainsi à un examen de conscience, et met en garde contre les illusions enchanteresses et fantasmatiques induites par le Mal.
Mais à quel public était adressé ce triptyque ? L’ouvrage a pour intérêt de reconstituer la réception historique du tableau et de livrer une nouvelle hypothèse sur sa destination. On sait qu’il se trouvait accroché dans le palais d’Henri III de Nassau à Bruxelles, où le chanoine Antonio de Beatis l’a observé et décrit dans son journal en 1517. Sans doute peint sur place par Bosch aux alentours de 1500, il aurait, selon l’auteur, été conçu pour servir de support de discussion à un public constitué de membres de la haute aristocratie bourguignonne participant à des cercles littéraires – ces mêmes cercles dans lesquels circulaient des ouvrages tels la Somme le Roi, Le Miroir du monde, le Miroir de l’humaine salvation, La Cité de Dieu et Le Roman de la Rose, qui ont véhiculé des concepts ayant pu servir de référence au triptyque. Ce tableau pourrait être le pendant pictural du « miroir aux princes » littéraire, traité qui prône les vertus personnelles du souverain, de ses conseillers et de ses courtisans afin de former un gouvernement juste et ordonné. D’après Reindert L. Falkenburg, le comte Engelbert II de Nassau aurait commandé Le Jardin des délices pour parer à l’instruction artistique, philosophique, religieuse et politique des jeunes nobles, en particulier de son héritier Henri III de Nassau.
Mais les débats autour de ce tableau n’ont pas été qu’intellectuels : le triptyque a ainsi pu aussi servir d’« entremets pictural » que les nobles pouvaient goûter des yeux lors de fêtes spectaculaires, dont la cour bourguignonne était friande. Des fêtes qui, à en croire Antonio de Beatis, étaient très frivoles : un grand lit incitait les buveurs à l’alanguissement sous l’œil du maitre des lieux. Aujourd’hui exposée au Musée du Prado, à Madrid, le Jardin des délices continue de stimuler la réflexion.
(1) Publié pour la première fois en 2011 sous le titre The Land of Unlikeness, Hieronymus Bosch, The Garden of Earthly Delights (éd. WBOOKS, Zwolle, Pays-Bas).
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Une nouvelle interprétation du « Jardin des délices »
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Abonnez-vous dès 1 €Bosch, le Jardin des délices, Reindert L. Falkenburg, éd. Hazan, 280 p, coll. « Beaux Arts », 74 €.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°447 du 11 décembre 2015, avec le titre suivant : Une nouvelle interprétation du « Jardin des délices »