À travers le deuxième volume de ses œuvres complètes transparaît pour l’écrivain une approche lumineuse de l’art de son temps.
Un coup de dés, publié en 1897 dans Cosmopolis, aurait très certainement suffi à donner à Stéphane Mallarmé (1842-1898) une place unique dans le panthéon de la langue française. Personne avant lui n’avait osé conformer le verbe poétique dans des perspectives aussi étranges, et aussi étrangement convaincantes ; presque tout le monde après lui pouvait à bon droit désespérer de la poésie. Avec d’autres écrivains de son époque, il partageait pourtant la conviction que le monde est exclusivement conçu pour aboutir à un livre, autrement dit que la vie n’est que le prétexte, futile ou dramatique, de la littérature. Flaubert avait sa façon, romanesque, de le dire : « Il faut s’habituer à ne voir dans les gens qui nous entourent que des livres. L’homme de sens les étudie, les compare et fait de tout cela une synthèse à son usage. » Dans les extraordinaires Divagations, qui sont l’une des pièces phares de ce volume, au chapitre des « Grands faits divers », Mallarmé s’exprime ainsi : « L’existence littéraire, hors une, vraie, qui se passe à réveiller la présence, au-dedans, des accords et significations, a-t-elle lieu, avec le monde ; que comme inconvénient – »
Mais il ne faudrait pas trop vite conclure, comme on l’a souvent fait, que l’œuvre mallarméenne demeure en vase clos, repliée sur elle-même, et que le poète règne en despote dans une tour d’ivoire inaccessible. En dépit, ou plutôt, à cause même de ses obscurités (qui cependant ne sont jamais impénétrables), le poète brise les vieux clichés et, comme Baudelaire, en invente de nouveaux, ouvre les mondes convenus à l’intelligence de ceux qui veulent bien l’entendre. À l’enquête sur l’attentat à la Chambre des députés le 9 décembre 1893, il donne cette réponse restée célèbre : « Je ne sais pas d’autre bombe, qu’un livre. » Jouissant de prérogatives absolues, l’écriture est tout aussi absolue dans ses effets. Explosive, donc, l’œuvre du livre a toutes les conséquences des illuminations : elle aveugle mais elle révèle, elle éblouit pour percer plus sûrement la nuit des temps.
Le poète savait aussi, par nécessité triviale autant que par plaisir, se faire journaliste (avec la publication de La Dernière Mode, en particulier) ou pédagogue (Les Mots anglais et Les Dieux antiques, tous réunis ici) et se plier aux exigences de la communication réputée transparente. Mais il n’est jamais question d’abdiquer les plus hautes ambitions. Les textes sur Loïe Fuller, Édouard Manet, Berthe Morisot ou sur l’impressionnisme en général, comme celui qu’il donna à la revue The Art Monthly Review de Londres en 1876, mettent en scène l’oscillation entre la familiarité et le mystère dont tout grand art est constitué. Sauf que, là encore, il y faut un œil exercé et une science des sensations consommée qui permettent de préserver la dynamique et non de se livrer, pieds et poings liés, à une extase univoque. Le lecteur sceptique face aux belles manières de l’impressionnisme se rendra probablement compte des vicissitudes de la vision en comprenant ce que Mallarmé pouvait voir et qu’aujourd’hui nous ne voyons plus. « Poétiser, par art plastique, écrit-il à propos de Berthe Morisot, moyen de prestiges directs, semble, sans intervention, le fait de l’ambiance éveillant aux surfaces leurs lumineux secrets : ou la riche analyse, chastement pour la restaurer, de la vie, selon une alchimie, – mobilité et illusion. »
Hiéroglyphe pour hiéroglyphe (« il doit y avoir quelque chose d’occulte au fond de tous… »), Mallarmé ne cherche certainement pas à expliquer la peinture : il se contente d’en reparcourir les charmes et le mystère. On ne trouvera pas chez lui de ces « évidences moyennes » qui, en arasant les reliefs, raccourcissent l’horizon et les cerveaux. En revanche, on découvrira peut-être avec un certain étonnement une morale qui se fait jour dans ces textes en prose. Morale exigeante et, si l’on veut, élitiste, qui assigne assez précisément à l’art une mission rédemptrice qui ne doit naturellement pas s’appliquer à n’importe quel prix : « Faites que, s’il est une vulgarisation, ce soit celle du bien, non celle de l’art. »
Stéphane Mallarmé, Œuvres complètes, tome II, éditions Gallimard, collection « La Pléiade », 1936 pages, 73 euros. ISBN 2-07-01159-3.
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Tableaux de Mallarmé
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°185 du 23 janvier 2004, avec le titre suivant : Tableaux de Mallarmé