Shunga, esthétique de l’art érotique japonais

Par Colin Lemoine · L'ŒIL

Le 19 mars 2015 - 744 mots

À l’heure où livres et musées n’en finissent plus de célébrer le Japon, les Éditions de La Martinière réservent aux shunga, ces œuvres érotiques de l’époque d’Edo (1603-1868), un ouvrage ambitieux mais imparfait.

Chaque année, le phénomène se répète. Le monde de l’art encense un artiste ou un mouvement dont le culte semble être, tout à coup, impérieux. Comme les solstices et les saisons de haute couture, reviennent chaque semestre des expositions hypertrophiées vécues comme autant de tendances et de passages obligés, presque ritualisés. L’exposition se doit d’être une fête. Et, cette fête, il nous revient de la faire ensemble. Règne de la célébration, empire de l’éphémère, triomphe de l’unanimité. Les chiffres parlent d’eux-mêmes. Les expositions temporaires n’ont jamais été autant plébiscitées – quand les collections permanentes sont désertées –, l’industrie culturelle jouit d’une inflation exponentielle. Qui mésestimait hier les liens entre Éros et Apollon est désormais tenu de les connaître sous tous ses angles, depuis les hommes nus jusqu’aux débauches sadiennes et, bientôt, toujours au Musée d’Orsay, les images de la prostitution. Difficile de lâcher la rampe du succès. Cristallisé par l’exposition Hokusai du Grand Palais, l’intérêt porté au Japon trahit, depuis plusieurs mois, une véritable mode à laquelle ont sacrifié quantité d’institutions muséales et, conséquemment, de nombreux éditeurs, décidés à profiter d’un gisement possiblement infini. L’empire du Soleil-Levant comme un nouvel eldorado, en somme. Triste tropique.

Ambitions déçues
Le format du présent ouvrage, relativement modeste (21 x 30,4 cm) respectivement à son nombre considérable de pages – 586, tout de même –, rend sa lecture assez malcommode. Trop grand pour tenir du bréviaire, trop petit pour être un album luxueux, ce livre broché ne parvient pas, jusque dans son gabarit, à atteindre l’ambition fixée. Du maître Hokusai (Les Jeunes Pins),
la première de couverture héberge une scène de baiser entre un homme et une femme tandis que la quatrième représente sa version saphique, tout aussi fougueuse. Manière explicite, quoique contenue par rapport à la majeure partie des estampes, de dire l’érotisme de ces shunga que la France accueille sans réserve – encore, récemment, à la Pinacothèque de Paris – mais que le Japon lui-même peine à dévoiler sans rougir. Un paradoxe que l’ouvrage s’emploie, non sans un certain succès, à passer sous silence.

Profondeurs impénétrables
Pour l’ouvrage, qui est une reprise de l’édition bilingue anglais-japonais (PIE International Inc, 2014), il fut décidé de conserver, dans une police de couleur rouge, la langue nippone, ce qui, graphiquement et intellectuellement, constitue un choix élégant et judicieux, particulièrement respectueux de son sujet, puisque ces images licencieuses étaient souvent parées de poèmes tantôt libertins, tantôt parodiques. En revanche, le texte, à proprement parler, est réduit à sa portion congrue : une brève, trop brève, introduction historique par Aki Ishigami, spécialiste des shunga ; une notule pour présenter les ensembles retenus, réalisés par dix des plus grands maîtres de l’ukiyo-e, de Koryusai à Kiyonaga, en passant par Utamaro ; un entretien entre deux connaisseurs, Mitsuru Uragami et Yukari Yamamoto ; et, enfin, de succinctes biographies des artistes, dont le lecteur s’étonnera qu’elles soient plus courtes que celles des auteurs. Respectable, l’anthologie ne saurait interdire des analyses plus poussées. Et les spécialistes ici réunis auraient sans nul doute gagné à s’inspirer
des amants observés : il est permis d’effleurer et, tout à la fois, de sonder les profondeurs.

Splendeurs kaléidoscopiques
Primitivement dessinées au pinceau sur des rouleaux, les shunga devinrent tôt des impressions sur bois d’une qualité remarquable, tributaire du savoir-faire d’un peintre, d’un graveur et d’un imprimeur. Lignes et couleurs étaient d’une précision, d’une onctuosité et d’une fluidité inouïes, celles que la présente publication, en vertu d’une photogravure exigeante, parvient à parfaitement restituer. Sur ces pages non numérotées, de telle sorte que l’image semble irrésistiblement primer, quitte à contrarier une consultation traditionnelle, le lecteur découvrira des scènes sans légende, sans dimension et sans date, ainsi qu’elles vogueraient – indomptées, oniriques – dans un « monde flottant », ce qui n’est autre que la traduction d’ukiyo-e. De l’opportunité paradoxale de la lacune. Enfin, en multipliant les cadrages, en abusant d’effets de zoom, en jouant avec d’obscènes détails, en insistant sur la démesure d’une vulve ou d’un phallus, en imposant à notre regard des vues nouvelles et des visions autres, le livre en vient à ressembler à un gigantesque kaléidoscope peuplé de mille facettes, de mille possibilités et de mille verges, quand le désir ne retient d’un corps qu’une main oubliée, qu’une lèvre rouge, qu’un sein blanc. Quand le désir, majestueusement, fétichise.

Shunga. Esthétique de l’art érotique japonais par les grands maîtres de l’estampe ukiyo-e, sous la dir. de Kazuya Takaoka, Éditions de La Martinière, 586 p., 59 €

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°678 du 1 avril 2015, avec le titre suivant : Shunga, esthétique de l’art érotique japonais

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