L’événement éditorial de décembre est sans aucun doute l’ouvrage sur l’art du Grand Nord publié par Citadelles & Mazenod. Dirigé par l’ethnologue Jean Malaurie, il dresse le panorama artistique des Indiens et des Inuits, un million d’hommes répartis de la Sibérie à l’Alaska. Masques, costumes, gravures et photographies évoquent cet art lié au chamanisme qui avait fasciné Breton.
Leur histoire se ressemble, leurs histoires aussi : Inuits traçant leur chemin sur les banquises de l’Alaska, du Groënland et du Canada ; Indiens de l’Amérique du Nord-Ouest dressant leurs totems et leurs villages face à la mer ou semant leurs tentes dans les montagnes boisées et les vallées lacustres de l’intérieur ; Tchouktches des taïgas nord-sibériennes, Aïnous de l’île d’Hokkaïdo... Tous ces peuples du cercle polaire (25 ethnies pour la seule Sibérie) représentent aujourd’hui un million de personnes. Chasseurs et pêcheurs pour la plupart, ils ont épousé le mouvement des migrations saisonnières des animaux marins et terrestres dont dépendait leur survie. Le paradoxe de ces petites communautés nomades isolées sur d’immenses territoires est leur quasi immobilité dans le temps. Les plus anciennes productions artistiques de ce type de société sont en Sibérie méridionale. Les représentations féminines et les statuettes d’oiseaux en ivoire de mammouth et en andouiller de renne de la culture de Malta remontent à 24 000 - 22 000 avant notre ère. Plus près de nous, la culture du Dorset (- 1 000 1000) au Canada, la culture de Marpole (- 500 500) sur la Côte Nord-Ouest de l’Amérique, témoignent de la pérennité de leurs croyances et de leurs modes de vie sur des milliers d’années. Jusqu’à l’arrivée des Européens.
Dans Destins croisés. Cinq siècles de rencontre avec les Amérindiens (éd. Unesco, 1992), Jean Malaurie rappelle que « l’Amérique a été découverte avant Christophe Colomb par un drakkar viking patrouillant dans l’Arctique à très haute latitude (...) dès 1150 ». L’installation au Groënland des Vikings d’Islande et de Norvège date, elle, du Xe siècle, contemporaine de la vague d’immigration thuléenne qui y importa le kayak et le traîneau à chiens. Mais les contacts avec l’Europe commencent avec les investigations sporadiques des Britanniques dans l’Arctique au XVIe siècle. Ils s’étageront, selon les peuples et les régions, jusqu’à la fin du XXe, avec des installations d’abord temporaires, puis des opérations de colonisation et d’annexion définitive à partir du XVIIIe siècle. Partout, l’incursion dans les territoires de chasse et de pêche se fait avec l’intention d’en exploiter les richesses, jusqu’à l’épuisement : extinction des baleines dans l’Est de l’Arctique, de la loutre de mer dans le Pacifique Nord, massacre intensif des animaux à fourrure, exploitation des gisements aurifères de l’Alaska, du pétrole et du gaz naturel aujourd’hui. L’appropriation de tout ce que la nature peut offrir, à laquelle Inuits et Indiens ont été associés comme guides des baleiniers, des trappeurs et des chercheurs d’or, puis comme employés des compagnies, a conduit à l’effondrement progressif de leurs sociétés. Dans un premier temps, le recours aux technologies européennes a amélioré, sans beaucoup la transformer, la vie des autochtones. Avec les carabines, on tuait plus de gibier qu’avec les flèches et les harpons. Aiguilles à coudre, perles de verre et fil de laiton facilitaient le travail des couturières et stimulaient leur imagination décorative, tout comme les outils de métal permettaient aux sculpteurs d’entreprendre des pièces plus grandes et plus ornées. Les célèbres mâts totémiques Haïda ont proliféré grâce à cette avancée technique, dont les Inuits d’Alaska ont usé aussi pour graver les pipes et les défenses de narval qui ont fait leur renommée.
Chez les chamans du Grand Nord
La suite est plus connue pour s’être répétée ailleurs : populations décimées par les épidémies et les ravages de l’alcool, famines dues à la raréfaction des sources de nourriture partagées avec les arrivants, division des communautés plus ou moins liées à la nouvelle économie de leurs territoires, sédentarisation, alphabétisation et christianisation accompagnées de l’interdiction des danses rituelles et de la destruction des objets de culte et de l’emprisonnement des chamans dans le pire des cas. La chasse et la pêche perdent de leur importance, les traditions de fabrication d’objets s’arrêtent ou se réorientent en fonction des besoins du marché touristique.
A la fin des années 60, avec la tenue du premier congrès inuit, une revendication d’autonomie, plus ou moins structurée selon les régions, s’est fait jour, accompagnée de demandes de restitution des terres et des objets confisqués. Elle a connu une certaine réussite dans les pays nordiques, qui ont accordé une autonomie limitée aux Inuits du Groënland, et aux Etats-Unis où certaines restitutions d’objets se sont assorties de créations de musées, gérés par les communautés indiennes. Deux siècles d’acculturation et d’intégration au système dominant ont paré les modes de vie traditionnels d’une nostalgie romantique, parfois idéalisée. Les objets conservés dans les musées, la plupart du XIXe siècle, c’est-à-dire après la rencontre avec les Européens, sont aujourd’hui une référence essentielle pour des identités en quête d’elles-mêmes. « La pensée des Inuits est inspirée par la crainte que les principes régulateurs de l’ordre des choses ne soient pas respectés. Ce sont des écosystémistes viscéraux », déclarait Jean Malaurie au Monde en 1993. Cette pensée, le grand ordonnateur de L’art du Grand Nord sait que tous les peuples qu’il a convoqués dans ce livre la mettent en pratique. Immergés dans une nature violente, Indiens et Inuits étaient entièrement dépendants de sa générosité ou de son courroux, notamment à travers la réussite des chasses et des pêches dont ils tiraient nourriture, vêtements, parures, armes, outils et habitat. Nombre de mythologies mêlent hommes et animaux en des métamorphoses qu’il n’est pas rare de retrouver dans la vie courante. « Toute la mythologie Inuit est sous le signe de cette frontière singulière entre l’homme et l’animal. Au point que l’on se trouve presque dans un état schyzophrénique », écrit Malaurie. Pour les chasseurs nord-sibériens, l’ours dépouillé de sa peau devient un homme. Chez les Aïnous, un grain de céréale ou un ours peuvent cacher une divinité travestie. Certains animaux étaient considérés comme plus puissants physiquement et spirituellement que d’autres, comme l’ours et la baleine. Les Koryaks de Sibérie leur consacraient de grandes fêtes, témoignage de respect et de gratitude destiné à se concilier leurs esprits. Les chasseurs de l’Alaska ne partaient jamais sans mettre dans leurs kayaks et leurs filets des amulettes à l’effigie de ces animaux, gages de campagnes fructueuses. Chez les Indiens Nuu-chah-nulth de l’île de Vancouver, qui associent intimement la femme et la baleine, lorsqu’un chef partait à la chasse, son épouse devait rester étendue afin que l’animal marin adopte la même posture et facilite ainsi sa capture. Les chasses devaient être abondantes et les animaux accepter de bonne grâce d’être tués. Là intervenait le chaman, personnage le plus important de ces sociétés, qui avait la capacité d’entrer en communication avec le monde des esprits et de rapporter aux humains leurs désirs, leurs conseils et leurs ordres par l’intermédiaire de visions, de voyages dans le temps et l’espace et de rêves.
Un art aux vertus protectrices
Devin, médecin, prêtre, juge, la figure du chaman, attaché au déchiffrement des mystères du monde et vrai guide protecteur de ces sociétés, continue de fasciner. A travers les chants qu’il composait pour ses séances d’invocation, les danses et les pantomimes qui les accompagnaient, renforcées par les masques et les poupées que lui et ses assistants confectionnaient, la musique du tambour, de la flûte ou de la crécelle, s’organisait la transe du chaman et, en cas de succès, la venue des esprits auxiliaires. Leur parole, comme celle de la pythie de Delphes, nécessitait d’être interprétée. Le rôle de l’inconscient, du rêve et du délire facilité par l’absorption de drogues a fasciné les surréalistes, d’autant qu’ils ont cru en retrouver la trace dans certaines expressions plastiques, tels les masques Yup’ik et Inupiak d’Alaska ou les mâts totémiques Haïda. Les récits sont proches de l’univers du conte, les animaux parlent et se métamorphosent en humains, on y rencontre des nains et des géants, des philtres et des sortilèges, le temps et l’espace sont abolis, l’extraordinaire est naturel. Cette dimension narrative, souvent teintée d’humour, est très présente dans les objets de la vie quotidienne qui constituent le bagage réduit au minimum des migrants, leur seul art aussi, toujours paré de vertus protectrices. Le sens esthétique de ces peuples s’est exercé sur ce qu’ils emportaient avec eux, leur seule fortune et leur seul bien. Chaque objet, même le plus modeste (étui à aiguille, pointe de flèche, bouton, poche à tabac) en devenait précieux et faisait l’objet d’un travail d’ornementation savant, minutieux et personnel puisque chaque famille était l’auteur de son patrimoine : objets en dur pour les hommes (armes, outils, bateaux, objets d’usage), en matériaux mous pour les femmes (vêtements, parures, vanneries), selon une division des tâches que l’on retrouve partout. Chaque pièce était par définition unique, loin de l’artisanat de série dans lequel nombre de ces productions se sont abîmées. La sédentarisation progressive a agrandi la dimension des objets et changé leur nature, de moins en moins liée à des besoins autochtones et de plus en plus décorative. Les baleines ont disparu et les ours ne parlent plus.
Le livre
Sous la direction de Jean Malaurie, L’Art du Grand Nord, coll. L’art et les grandes civilisations, éd. Citadelles & Mazenod, 620 p., 630 ill. dont 380 coul., 193 euros.
Où voir des objets de l’art du Grand Nord ?
A Paris, au Musée de l’Homme, une collection qui sera bientôt accueillie par le Musée des Arts premiers, quai Branly. A Boulogne-sur-Mer, l’exceptionnelle collection Alphonse Pinart de masques esquimaux rapportés d’Alaska en 1870. Château-Musée, rue de Bernet, 62200 Boulogne-sur-Mer, tél. 03 21 10 02 20. Hors de France, on trouvera de remarquables départements d’art esquimau dans les pays scandinaves et aux Etats-Unis : Nordiska Museet à Stockholm, Nationalmuseum de Copenhague, Etnografisk Museum à Oslo, The National Museum of Finland à Helsinki, Museum of Ethnography à Saint-Pétersbourg, Ethnologisches Museum à Berlin. Sans oublier les Smithsonian Institutions : National Museum of the American Indians à Washington et l’American Museum of Natural History à New York. Cette liste n’est bien sûr pas exhaustive.
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Quand parlaient les esprits
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°532 du 1 décembre 2001, avec le titre suivant : Quand parlaient les esprits