Michel Butor : Je désire que chaque lecteur fasse son propre livre

L’Œil Comment est né le projet de ce livre ?
Michel Butor Ce livre est le résultat d’une série de conversations que j’ai eues avec mon ami Lucien Giraudeau sur des tableaux « décisifs », c’est-à-dire qui ont une importance historique. À l’origine, nous avions choisi cent onze tableaux. Mais pour des raisons d’édition, nous en avons retenu finalement cent cinq, c’est pourquoi j’ai décidé de retirer les artistes vivants.

Quels étaient les artistes vivants du projet initial ?
Nous avions proposé Jasper Johns, Anselm Kiefer, Gerhard Richter, Viallat et Barceló.
Vous n’aviez donc pas retenu Alechinsky, sur lequel vous avez pourtant beaucoup écrit…
Mais il y a quantité d’artistes que j’aime beaucoup et que nous n’avons pas pu sélectionner. Il n’y a pas par exemple Frans Hals, qui est un peintre prodigieux ! C’est injuste, je le reconnais…

Vous vous intéressez dans le livre à une période très large de l’histoire de l’art, qui va de Giotto à Basquiat, et non, comme souvent chez les critiques d’art à une seule période. Pourquoi ?
Ce livre est une petite partie de mes intérêts. Je me suis par exemple beaucoup intéressé à l’art japonais, dont il n’est pas question ici. De même, ce livre part de Giotto, qui est considéré par les historiens comme le point de départ de l’art moderne, mais je ne parle pas du gothique international, ni de l’Antiquité. Je ne suis pas un historien de l’art, spécialisé dans une période pour l’étudier en profondeur ; ce qui m’intéresse, c’est de voir au-delà des frontières.

Un livre autour de « cent chefs-d’œuvre » est devenu, dans l’édition, un genre en soi.
Vous, vous ne choisissez pas cent mais cent cinq œuvres, et vous ne parlez pas de « chefs-d’œuvre » mais « d’œuvres décisives » : pourquoi ?
Cent est un chiffre fermé. Rajoutez-lui une unité et le chiffre s’ouvre immédiatement. C’est le principe des Mille et Une nuits : « mille nuits », le livre est fermé ; si vous dites « mille et une », vous repartez pour mille autres aventures… Et c’est ce que je cherche avec ce livre : que le lecteur continue le livre en faisant sa propre sélection.
Maintenant, il s’agit d’œuvres « décisives » et non de « chefs-d’œuvre » parce que le chef-d’œuvre est, à l’origine, le travail remarquable d’un apprenti réalisé pour passer maître dans sa corporation. Par ailleurs, dès que l’on parle aujourd’hui d’un livre à la télé, il s’agit d’un « chef-d’œuvre », alors qu’il peut avoir des qualités certes, mais qu’en général il est tout à fait nul ! La notion d’œuvre « décisive », au contraire, comprend la notion d’histoire : elle a eu des conséquences sur l’histoire de l’art et sur l’histoire en général.

Michel Ange, Tintoret, Rembrandt, Watteau, Picasso… vous ne vous intéressez pas aux artistes singuliers…
Mais si, bien sûr ! Tous les grands artistes sont des artistes singuliers, c’est-à-dire qu’ils font des choses différentes de leur temps. Quelquefois, ils font des choses tellement décisives qu’ils font école, ont des imitateurs. Rembrandt, par exemple, a tellement été extraordinaire qu’il y a eu autour de lui plein de « petits » Rembrandt, à tel point qu’il est parfois difficile d’être sûr qu’un tableau est de sa main. Rembrandt est un artiste singulier, au même titre que Caravage, Michel-Ange, Raphaël, etc. Toute œuvre d’art vraiment moderne transforme l’histoire de l’art rétrospectivement.

L’objet livre est assez inhabituel, dans sa fabrication comme dans sa mise en page qui, parfois, fait pivoter des œuvres, au risque de dérouter le lecteur. Avez-vous participé à sa fabrication ?
J’ai moi-même fait beaucoup de livres. Évidemment, les maquettistes connaissent un certain nombre de mes compositions, et un historien pourrait s’amuser à analyser mon influence sur mon livre. C’est vrai, il y a un certain nombre de choix inhabituels, mais ils sont là pour aider les gens à regarder. Un livre sur la peinture, c’est fait pour apprendre à regarder la peinture, et les livres aussi. Un livre peut être une œuvre d’art…

À qui s’adresse ce livre ?
Au plus large public possible. J’ai souvent été considéré comme un écrivain difficile, avec des lecteurs forcément intelligents… Là, ce livre est fait pour tout le monde, pour tous ceux qui ont la curiosité de se promener dans la peinture.

Ce livre est en effet la « promenade » d’un esprit libre dans la peinture. Vous pouvez parfois décrire une œuvre, d’autres fois parler de son contexte d’émergence, d’autres fois encore de ses attributions, etc. Vous semblez ne suivre aucune règle…
Il n’y a aucun parti pris théorique en effet. Je me suis placé devant des œuvres – la peinture est d’abord quelque chose qui se voit – et j’ai essayé de les faire parler. Pour cela, je me suis demandé quelles étaient les questions qu’un spectateur pouvait se poser devant tel ou tel tableau. C’est un livre pédagogique. Vous savez, j’ai gagné ma vie en tant que professeur, alors mes livres sont tous pédagogiques.

Notre époque n’a-t-elle pas perdu le contact avec l’œuvre ?
Beaucoup, oui. Mais pas tout le monde : en général, ce sont les écrivains qui parlent le mieux de la peinture. Aucun critique d’art au XIXe siècle n’est comparable à Baudelaire. Aujourd’hui, des poètes comme Yves Bonnefoy ou Bernard Noël sont d’admirables critiques d’art, parce qu’ils entrent à l’intérieur du peintre et se demandent : « Pourquoi fait-il cela ? »

Êtes-vous un critique d’art ?
Je suis un amateur d’art, un regardeur de peintures.