Au début du XXe siècle, le critique d’art allemand espérait entraîner ses compatriotes dans la révolution impressionniste. Une biographie conte son échec, puis son incompréhension des avant-gardes de son temps.
Julius Meier-Graefe (1867-1935) fait partie de ces personnages que l’on ne croise que dans les notes de bas de page. Ses publications sur Delacroix, Corot, Courbet, Manet, Degas, Cézanne, Rodin, Van Gogh ou Renoir sont parues en allemand, et ont parfois été traduites en anglais. Son unique biographie, Meier-Graefe as art critic, de Kenworth Moffett, date de 1973. Pourtant, l’homme a eu une importance considérable dans la vie artistique européenne entre 1895 et les années 1920. Dans la thèse qu’il lui a consacrée en 2017 et dont est issu ce livre, Victor Claass le présente ainsi : « Romancier, critique ou historien de l’art selon les besoins, galeriste, courtier, conseiller, expert, commissaire d’exposition, éditeur, ambulancier […] et dramaturge […] : Meier-Graefe ne cesse de révéler aux historiens d’aujourd’hui la richesse de son parcours de “médiateur transfrontalier des arts”. » Cette biographie, qui parle davantage de l’Allemagne et de la France que de la vie du critique d’art, s’accompagne d’une réflexion sur le nationalisme et le rôle qu’y jouent les œuvres d’art.
À Berlin dans les années 1890, Meier-Graefe se lie d’amitié avec le peintre Edvard Munch et fonde, avec Otto Julius Bierbaum, la revue Pan qui promeut le Jugendstil : « Ses tribulations le guidèrent de part et d’autre du Rhin […]. L’engagement du critique pour Pan fut toutefois de très courte durée : dès 1895, un conflit éclata autour de l’acquisition et de la publication d’une lithographie de Toulouse-Lautrec […]. Une partie de la commission éditoriale jugea l’œuvre immorale. » Le jeune homme est alors embauché par le marchand d’Art nouveau Siegfried Bing à Paris puis fonde sa propre revue axée sur les arts appliqués et enfin sa galerie, Maison moderne, en 1899. Celle-ci est revendue en 1904 mais le marchand a déjà entamé une autre vie : il a écrit son « Histoire de l’art moderne » (Entwicklungsgeschichte des modernen Kunst, 1904) où il donne une importance inédite aux impressionnistes.
Or, en Allemagne, ce livre apparaît pro-français. Même s’il n’apprécie pas Monet, dans ses publications comme dans ses conseils donnés aux directeurs de musée et aux collectionneurs allemands, Meier-Graefe n’aura de cesse de promouvoir l’impressionnisme, « évident, historique », qu’il fait remonter à Delacroix. Pour vider de sa substance un nationalisme esthétique qu’il juge dépassé, il va jusqu’à déceler chez Cézanne un héritage germanique. Dans le même temps, il critique violemment Arnold Böcklin, considéré comme un peintre national. Lorsqu’il étudie Le Greco (dans Spanische Reise, 1910), il voit dans un détail du Martyre de saint Maurice (1581) « l’entrée de Venise dans l’impressionnisme ». Chez cet artiste, il détecte une dimension européenne qui lui semble un modèle pour l’avenir. Mais, méfiant envers l’art contemporain, il écrit : « Ces jeunes qui se comportent comme s’ils étaient [les] suiveurs [du Greco] […] deviennent des tapissiers. La décoration est la plus grande infortune de notre temps. » Paradoxalement, du Salon de 1911 Meier-Graefe ne retient que « les magnifiques et subtiles décorations de Bonnard », dont « la peinture représentait pour lui, à ce stade, la limite de l’acceptable en termes de dissolution de l’objet et de planéité de la surface picturale », commente-t-il. En 1923, il écrira avec amertume : « Pas un trou perdu en Allemagne où il n’y ait un cubiste. […] Ce n’est pas un hasard si ce sont des étrangers qui ont décrété le cubisme à Paris, où ils ont joué le rôle que jouent les Juifs dans le bolchevisme. » S’il a échoué à faire entrer l’impressionnisme dans la plupart des musées allemands, il n’a pu empêcher une nouvelle esthétique d’y naître.
En 1915, engagé comme ambulancier à la Croix-Rouge, il a été retenu prisonnier en Sibérie où le collectionneur Sergueï Chtchoukine l’a aidé. Après sa libération, il a rejoint la Croix-Rouge, secouru les prisonniers français et soutenu les artistes allemands. Il militait aussi pour que les œuvres d’art soient épargnées et puissent continuer de s’échanger des deux côtés du Rhin. Mais, à la fin de la guerre, le nationalisme avait contaminé la France, y compris les historiens de l’art. André Michel, Camille Mauclair, Arsène Alexandre, Henry Lapauze le dénigrèrent parce qu’il était allemand – seul Romain Rolland était intervenu pour qu’il soit bien traité en Russie.
Après guerre, grâce à sa maison d’édition la Marées-Gesellschaft, qui publie des portfolios d’artistes anciens allemands et français, Meier-Graefe renoue peu à peu les liens brisés. Écrivant pour les journaux allemands, il se montre définitivement un homme du passé : en 1924, il juge La Tranchée (1923) d’Otto Dix « pas seulement mauvaise […] mais peinte d’une manière infâme ». En 1933, le « désir ardent d’une renaissance allemande de l’art moderne », raconte Victor Claass, lui fait écrire de Balthus : « Il est né ici. Ses parents sont allemands. » Dans la conclusion de cette biographie, l’auteur remarque : « L’une des lignes de force de ce livre a été de démontrer que les protagonistes de ce monde des arts, tiraillés entre les récits normatifs et les caprices du goût, agissent sous l’impulsion d’un contexte social au moins autant que de leurs idéaux et tourments individuels. »
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Meier-Graefe dans l’impasse de la modernité
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°633 du 10 mai 2024, avec le titre suivant : Meier-Graefe dans l’impasse de la modernité