Commissaires de la récente exposition « Giorgio Vasari, dessins du Louvre », Louis Frank, conservateur au cabinet des Dessins, et Stefania Tullio Cataldo, son assistante, ont entrepris de retraduire Les Vies du père de l’histoire de l’art.
L’œil : Les Vies de Vasari ont été traduites en français par Leclanché au XIXe siècle et par Chastel
au XXe. Pourquoi les retraduire aujourd’hui ?
Louis Frank : Longtemps, Les Vies n’ont pas été considérées comme le monument de la littérature italienne qu’elles sont en vérité, mais comme un simple répertoire de données historiographiques. La dernière traduction en date, celle d’André Chastel, fut admirable à bien des égards. Mais elle gardait une distance par rapport au texte même. André Chastel pensait, comme il l’a écrit dans une note liminaire, que l’on ne pouvait faire passer dans le français moderne les interminables périodes de la prose vasarienne. Il nous semble non seulement que cela est possible, mais que cette dimension littéraire assumée est aujourd’hui nécessaire à la pleine intelligibilité de l’ouvrage.
L’œil : À partir de quelles sources avez-vous amorcé cette nouvelle traduction ?
L. F. : En l’absence de manuscrit, ce sont les deux éditions princeps qui constituent le texte original. La première a paru à Florence, chez Torrentino, en 1550. En 1568, Vasari publiait une seconde version chez les Giunti sous le titre, aujourd’hui canonique, des Vies des plus excellents peintres, sculpteurs et architectes.
Dans la première version, ne figuraient que des artistes morts, à l’exception de Michel-Ange. Dans l’édition Giunti, les vivants font leur apparition, dont Vasari lui-même, sur l’autobiographie duquel se clôt le livre. Mais entre les deux ouvrages, il existe une différence de forme et de fond. La première version est plus pure du point de vue de l’écriture. Celle de 1568 en est l’extension, constellée d’ajouts, d’insertions, de corrections, avec les incohérences syntaxiques et les fautes d’impression que cela a parfois entraîné. Concernant le fond, le premier texte offre un projet théorique, historique et critique qui se tient parfaitement en lui-même. Le second, par sa richesse profuse, où la netteté du plan conceptuel s’efface, en est le dépassement. Cette version définitive est généralement considérée comme la plus belle. Mais l’on ne peut vraiment comprendre Les Vies que si l’on dispose des deux états…
L’œil : Vasari a-t-il posé dans ce texte les bases historiographiques de la Renaissance ?
L. F. : Il s’agit d’une œuvre complexe, où se superposent, comme des nappes, différentes problématiques. Celle de l’évolution de l’art et de sa renaissance, que Vasari fait remonter à l’époque de Giotto, vers 1250. Cette renaissance s’accomplit au cours de trois âges de perfections successives : les XIIIe et XIVe siècles, temps de l’enfance, puis le XVe siècle, époque des grandes reconquêtes, dominé par Masaccio, Brunelleschi et Donatello, enfin l’âge de la manière moderne, le triomphal XVIe siècle, introduit par Léonard de Vinci et qui culmine avec la figure de Michel-Ange.
Selon un autre axe, plus politique et sociologique, le livre se présente comme un manuel d’éducation à destination des artistes qui doivent affronter un monde nouveau, qui n’est plus celui des vieilles républiques et des antiques corporations, mais celui des monarchies modernes. On y retrouve des concepts directement issus du plus grand historien et penseur florentin contemporain, Machiavel. Mais il est certain que, sans ce grand livre d’histoire, et qui se revendique comme tel, l’image que nous nous faisons de la Renaissance italienne, et d’une Renaissance dans le cours de la civilisation européenne, ne serait pas ce qu’elle est.
L’œil : Comment est né le projet des Vies ?
Stefania Tullio Cataldo : Vasari a été découvert pour ses dons littéraires plutôt que pour ses dons artistiques. En 1524, devant le cardinal Passerini, légat de Clément VII, de passage à Arezzo, sa ville natale, le petit Giorgio récita par cœur L’Énéide de Virgile. Le cardinal fit venir cet enfant si brillant à Florence, pour y être le compagnon d’études des petits princes Médicis, Ippolito et Alessandro, futur premier duc de Florence. Au lendemain de l’assassinat d’Alessandro, en 1537, Vasari s’éloigne et renonce pour une quinzaine d’années à la vie de cour. Il lui faudra attendre 1554 pour que Cosimo, successeur d’Alexandre, l’appelle à son service. Entre-temps, il a travaillé à Rome pour la grande famille rivale, les Farnèse, et Cosimo se méfie de lui. Ce qui le décide, c’est la réputation d’efficacité et de rapidité de Vasari. Il sait maîtriser de grands chantiers, diriger des équipes. À Rome, pour le cardinal Alexandre Farnèse, il a réalisé la salle des Cent Jours, ainsi nommée à cause de la vitesse avec laquelle elle a été peinte !
L. F. : Vasari a écrit dans Les Vies que le projet en était né à Rome, dans le cercle des Farnèse, et qu’il lui avait été suggéré par Paolo Giovio, historien et créateur, dans sa villa des bords du lac de Côme, d’un musée des hommes illustres. Mais il est certain que Vasari en avait eu depuis longtemps l’idée, et qu’il avait commencé à réunir des éléments depuis des années.
L’œil : Vasari est un artiste complet…
S. T. C. : Vasari est peintre, architecte – il est l’architecte des Offices, à Florence –, écrivain. C’est une personnalité brillante, originale, intelligente, mais très intellectuelle. C’est pour cela qu’il est plus grand dessinateur que peintre. Le dessin lui convient parce qu’il appartient à la sphère de l’élaboration intellectuelle et non à la sphère de l’activité artisanale et manuelle. C’est d’ailleurs la différence avec Léonard, pour qui l’acte de peindre était absolument essentiel, et qui n’a jamais accepté aucun compromis artistique, contrairement à Vasari...
L’œil : Que représente ce projet de traduction ?
L. F. : Il y a environ cent cinquante Vies dans l’édition Giunti. Nous en avons publié deux, à l’occasion d’expositions du Louvre. La première a été celle de Polidoro da Caravaggio, qui a paru dans une petite collection comprenant les textes des Vies de 1550 et de 1568, leur traduction en regard, ainsi qu’un apparat de notes très développé. Nous avons ensuite publié la Vie d’Andrea Mantegna, et nous travaillons aujourd’hui à celle de Léonard. La suivante devrait être celle de Jacopo da Pontormo, l’un des chefs-d’œuvre de la seconde édition des Vies.
L’œil : Combien de temps prendra la traduction complète ?
L. F. : Le plus long n’est pas de traduire, mais d’annoter et de commenter. De ce point de vue, la publication d’une Vie « moyenne » exige une année de travail. Tout devrait donc être terminé dans... cent cinquante ans ! Mais, si cela doit vous rassurer, nous pensons à une formule plus légère, qui devrait paraître de notre vivant !
Milan, Officina Libraria, 125 p., 9,50 €.
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Louis Frank et Stefania Tullio Cataldo : « Il faudrait cent cinquante ans pour traduire Vasari ! »
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°644 du 1 mars 2012, avec le titre suivant : Louis Frank et Stefania Tullio Cataldo : « Il faudrait cent cinquante ans pour traduire Vasari ! »